Le témoignage d'une époque par Le Monde de la Musique

Remarquée par Jacques Canetti, elle enregistre dès 1939 pour Colombia et se produit à l'Européen et à l'ABC. A la veille de la guerre et de la grande culbute du monde moderne, elle représente encore une certaine tradition, sans avoir l'épaisseur d'une Damia ou d'une Piaf. Son registre est plus sobre et ses versions de Sur les quais du vieux Paris ou Mon amant de Saint-Jean ont un petit quelque chose de fort distingué que souligne la splendide photo Harcourt sur la couverture de ce coffret. Du coup, les effets à l'ancienne qui, chez les grandes tragédiennes de la chanson populaire, n'ont rien perdu de leur efficacité font aujourd'hui souvent sourire Lucienne Delyle. Il y a un répertoire qui mérite d'être redécouvert (Marie des Anges, Moi, j'sais qu'on s'reverra, Brouillard...), même si l'oubli où il sombra ne peut être attribué au seul hasard. Reste le témoignage d'une époque dont Lucienne Delyle fut l'une des principales voix. Restent aussi quelques fort belles orchestrations entre swing et tradition française : l'introduction Debussyste et sa sublime trompette sur Nuages empruntée à Django Reinhardt, les violons et la trompette de Des mensonges... Il faut prêter l'oreille aux merveilleux obligatos de Philippe Brun (et à l'accordéon de Gus Viseur) sur Bel ami et Le Caravanier. Il faut enfin savoir goûter le kitsch et la sensualité troublante des chansons exotiques telles que Prière Zumba, Le Refrain sauvage, Domingo et l'étonnant Amalaoutan, prémonitoire, en 1946, des premières révoltes anti-coloniales. Franck BERGEROT-LE MONDE DE LA MUSIQUE