Une re-création musicale par Terre sauvage

Sur votre droite, une bruyante altercation entre geais, une femelle n'y est pas étrangère! Devant, vous captez au casque, très nettement, le "kiu-kiu-kiu" du pic vert et le pouillot véloce qui allonge son "tsip tsap". Derrière vous, la grive musicienne pousse son clair et grinçant "kuiklivi kuiklivi, tixi tixi tixi...". Et là, un "siiih siiih si-suyrrrr" cristallin et grave, c'est, bien sûr, la trille de la mésange bleue! Ah non, pardon, il s'agit d'un pouillot de Bonelli, très enthousiaste. Que couvrent à peine les cocoricos du hameau voisin. Se promener dans les bois avec Jean-Claude Roché, ses connaissances ornithologiques et son matériel d'enregistrement, ne peut qu'éveiller la curiosité, même du plus obtus des citadins. Ce matin-là de la fin avril, les feuillus du plateau du Trièves (Isère), bordés par les falaises abruptes du Vercors et les reliefs escarpés du Dévoluy, accueillent encore timidement le printemps. Partout, des champs de pissenlits jaunissent des prairies éclatantes. Déjà l'avifauve de l'Obiou et du mont Chatel emplit tout l'espace sonore de trilles, pépiements, vocalises... Jean-Claude Roché s'est établi dans le Trièves pour avoir la nature à portée d'oreille. En retrait dans son vaste chalet, le collecteur de sons s'est constitué son propre studio.Il y sélectionne, mixe, et monte les trésors rapportés de ses escapades. Il recueille des chants d'oiseaux et de mammifères, des concerts naturels et fabrique des guides sonores depuis 1958 : son premier 45 tours sur les oiseaux de Camargue, vendu à 10000 exemplaires, obtient alors le prix de l'Académie Charles Cros. Pionnier en France, il reconnaît alors sa dette envers le Britannique Ludwig Koch qui, le premier en 1898, grave sur cylindre de cire les cris d'une colonie de mouettes. "Des images d'animaux, nous en avons toujours connu. Les archives sonores, elles, sont très récentes." Notre grand voyageur ne s'étonnne pas si le nord de l'Europe est précurseur en matière d'enregistrement: "Les latins préfèrent voir les oiseaux dans leur assiette que les protéder et les étudier. Dans nos fermes, que découvre-t-on le plus souvent en entrant? Un fusil accroché au râtelier. En scandinavie, en Angleterre? Une paire de jumelles et les ouvrages de l'ornithologue Peterson!" Dans les années cinquante, ils sont rares à se passionner pour le sujet; lui seul en fait un métier. Sans doute faut-il sa robuste constitution et sa haute stature pour porter 80kg de matériel (un magnétophone, une batterie de voiture, deux rouleaux de câble de 200 m chacun...) pour se lever avant l'aurore et se coucher après minuit afin de saisir oiseaux diurnes et nocturnes. Et la pugnacité d'un homme, moins séduit par le milieu très urbain des ses parents (son père, Henri-Pierre, est l'auteur de Jules et Jim) que par la découverte, tous azimuts, de la nature. La vente de crapauds à des laboratoires finance l'achat d'une caméra et la lecture, enfant, des Souvenirs enthomologiques de J-H Fabre, inspire la réalisation d'un court-métrage remarqué sur la Vie des insectes. Pourtant, c'est le son qui attire ce futur défenseur de la bioacoustique (1). Quelques centaines de disques plus tard, ce jeune septuagénaire parcourt toujours la forêt, un magnéto très allégé en bandoulière et, en main, un  réflecteur parabolique. Cette "parabole" dans laquellle sont fichés six micros, fonctionne comme un téléobjectif sonore dont on devine les usages potentiels. son métier a-t-il développé son ouïe, la réponse du chasseur de sons fuse: "La grande majorité des gens sont à prédominance auditive". Lui, se targue de jouir d'un équilibre entre ces deux sens. Lors de stage de formation de Ceba, il a travaillé avec des aveugles : "Leur sensibité et leur oreille sont bien meilleures que la mienne". Roché se dit musicien, "car il n'y a pas deux façons identiques d'enregistrer des oiseaux ou des concerts naturels". Il est en relation avec des compositeurs et cite volontiers l'amitié qui l'a lié à Olivier Messiaen qui venait écouter chez lui ses dernières prises. Soit quelques 350 espèces d'oiseaux parmi les 9000 existantes. Si les Hérons, les oies, les mouettes..., vieux de 150 millions d'années, ne poussent que des cris primitifs, les passereaux - alouettes, fauvettes, merles... -, derniers arrivés sur Terre, il y a dix millions d'années, apprennent leur indicatif et produisent un chant inventif, individuel et non stéréotypé. Certes, leur syrinx leur sert d'alarme, à marquer leur territoire (parfois sur des hectares) et à séduire la femelle. Mais, soutient Jean-Claude Roché, quand le "mocking bird" américain, "capable d'imiter vingt-cinq sons différents en deux minutes" renouvelle, route sa vie son répertoire, "ce n'est plus le registre de la séduction ou de la défense du territoriale". Une "re-création musicale", disait Messiaen lorsqu'un oiseau développe un chant propre, mais y inclut toutes sortes d'imitations de bruits entendus (précurseur du sampling!). Comme le compositeur, Roché pense que nos sympathiques bécans chantent aussi par plaisir, par jeu. Notions sujettes à caution pour J-F Voisin, du Muséum d'histoire naturelle. L'oiseau reproduirait plutôt un "comportement à vide", note ce chercheur qui, chaque printemps, réécoute les enregistrements de Roché de la fauvette à tête noire et de celles des jardins, afin de bien les distinguer. Souvent, pour apprécier les structures musicales de certaines espèces (fauvettes, pies grièches, etc), mieux vaut les écouter... au ralenti. Et pour communiquer avec un oiseau, enregistrez-le et passez-lui son chant. "Il croit être agressé par un autre mâle, invisible. Il devient fou si vous insistez!", s'amuse Rocher. Facétieux, il a saisi une fois en Espagne, deux petits cris d'une femelle de serin cini et lu la bande du haut-parleur. Un mâle s'est alors posé, frénétique, sur le magnétophone. "Par hasard, j'avais enregistré le cri d'invitation à la copulation!" François CANO - TERRE SAUVAGE