« Des musiciens extraordinaires » par Jazz Hot

Alain Antonietto et Dominique Cravic ont élaboré chez Frémeaux un anthologie de l’harmonica swing, soit un double CD couvrant les années 20-30-40-50 […]. Nous avons rencontré ces deux puits de science dans le domaine des musiques populaires, de l’harmonica et de l’accordéon que sont Alain Antonietto qui dirige par ailleurs l’excellente revue Etudes Tsiganes, et Dominique Cravic, guitariste et coleader des Primitifs du futur, et nous avons débattu avec eux de cet instrument, parent pauvre de la musique, qu’est l’harmonica.
Jazz Hot : Commençons par le double CD de chez Frémeaux. Vous ne jouez de l’harmonica ni l’un ni l’autre. Comment se fait-il que vous soyez les auteurs de cette anthologie ?
Alain Antonietto : Cela m’est venu du fait que je collectionnais depuis très longtemps les 78 tours; on trouvait à l’époque des disques de ces musiciens complètement inconnus. Quand on parlait de Max Geldray ou de Dany Kane, c’étais le mystère. Moi je les achetais en fonction des guitaristes. Dany Kane, ce qui nous accrochait, c’est qu’il y avait avec lui Sarane Ferret et pour Max Geldray, il y avait Michel Warlop au violon. C’était dans la tendance swing manouche qui n’était pas du tout recherchée. On avait des disques pour 25 cts. Et un jour en voyant une mallette de disques que j’ai à la campagne, je me suis dit qu’on pourrait faire une anthologie. C’est un phénomène assez bizarre, l’harmonica swing. Or, ç’avait été aussi important on le voit sur les affiches, que le Quintette du Hot Club de France.
Dominique Cravic : Entre 1935 et 1945, les gens n’avaient pas d’a priori. Ils pouvaient très bien voir sur le même plateau Gus Viseur (acc) et Dany Kane (hca), le quintette du HCF, Alix Combelle (ts, cl, chef d’orchestre) et Max Geldray (hca).
A.A. : D’ailleurs, sur les grands 78 tours, 30cm des festivals Swing 41 et Swing 42, se succèdent le Quintette du HCF, Gus Viseur (acc) avec Baro Ferret (g), Dany Kane (hca) et Joseph Reinhardt (g).
D.C. : C’est enregistré en public (c’est peut-être du faux public) et chacun vient faire son chorus. A l’époque, l’harmonica n’est plus considéré comme un petit instrument. Moi, j’ai commencé différemment d’Alain Antonietto. Ce qui m’intéressait c’était le diatonique. Comme j’ai commencé à jouer avec Didier Roussin (g) et Blues Story, il y avait Olivier Blavet qui en jouait, puis Jean-Jacques Milteau. On était dans ces couleurs d’harmonica. L’harmonica swing, je connaissais moins. Avec Antonietto, on aime bien lever les couvercles et voir ce qu’il y a à l’intérieur. En 2004, qui s’occupe d’harmonica ? On a vu qu’il y avait un monde de musique, quelque chose de succulent, ça sentait bon et personne n’en avait mangé. Alors, profitons-en ! Cela fait cinq ou six ans qu’on en a parlé avec Anton, et ça a traîné parce que ça n’était pas notre activité principale. C’est presque un hobby. Et puis c’était difficile à faire.
A.A. : Oui. Beaucoup ont été des disques prêtés, découverts, dont nous avions entendu parler, mais sans les avoir entendus.
D.C. : Les plus grands collectionneurs français de jazz, comme Daniel Nevers, sont loin d’avoir tout. L’harmonica reste marginal. Il fallait trouver les 78 tours, et ce qui va avec, les documents, les photos.
Qu’est-ce qui a été écrit sur l’harmonica ?
A.A. : Pas grand chose. Il y a un petit livre d’Albert Raisner, malheureusement, ce n’est pas sur le jazz. Mais c’est dans ce genre de livres qu’on trouve les renseignements. Nous avons suivis la même démarche que pour ce que nous avons réalisé à propos de l’accordéon. Chez les accordéonistes de variétés, c’est incidemment qu’au début de leur carrière, ils ont joué du jazz. On trouve quelquefois trois ou quatre pages sur des livres entiers. Par croisements, on y parvient,  mais ce n’est pas évident. On a réussi à contacter Hubert Giraud qui a composé « Sous le ciel de Paris ». Il était harmoniciste avant guerre. J’avais entendu le frère de Django, Joseph Reinhardt, que j’ai bien connu, me dire qu’Hubert Giraud, à 14 ans, en culottes, venait  jouer dans le sous-sol d’un night-club des Champs-Elysées, avec Django Reinhardt. Et c’est toi qui a retrouvé son téléphone à Marseille.
D.C. : Après guerre, il a composé et tellement bien qu’il n’y a pas à avoir de regrets. Si on abandonne pour faire quelque chose de moyen, on peut regretter, se dire qu’on aurait pu continuer. C’est comme pour Nat King Cole. Certains disent : «  C’est dommage qu’il ait cessé le piano pour chanter », mais ils ont tort. Il chante tellement bien !
A.A. : Pourtant, il regrette d’avoir abandonné le jazz. Il écoute aujourd’hui des jazzmen modernes comme Chick Corea ou Herbie Hancock. Cela dit, Hubert Giraud, avant guerre avait été engagé par Ray Ventura quand il quand il a voulu fuir la France avec un orchestre réduit en Argentine. Il est parti avec Henri Salvador. Ils ont fait un disque ensemble et c’est le seul où l’on entende Hubert Giraud à l’harmonica. Il est sur le double CD. C’est Ray Ventura qui lui a demandé de devenir polyinstrumentiste. Comme il avait déjà touché à la guitare, et que le voyage en paquebot durait un mois, il a appris avec Henri Salvador. A l’origine, mon idée était de faire un seul disque qui montre bien le swing à la française. Je pense que l’harmonica, tel qu’il est joué en swing est influencé par les Manouches de la même façon que l’est l’accordéon. Le fait d’avoir ajouté des Borrah Minevitch et d’autres Hollandais, tous plus influencés par le dixieland, a modifié le propos. Dany Kane, Max Geldray avaient pour idole Larry Adler qui, lui, avait beaucoup écouté les bluesman noirs pour les effets de growl.
Combien de styles est-il possible de définir, à votre avis ?
A.A. :J’en verrais cinq. D’abord, les années vingt, un jazz tout à fait chicagoan, très blanc, fox-trot ou novelty un peu ragtime. Cela a duré jusqu’aux années 50, avec beaucoup de trios. Comme pour l’accordéon, le jazz ne payant pas, les harmonicistes retournaient à des airs syncopés, vaguement dixieland, mais assez commerciaux. Puis il y a le swing à la manouche. Les principaux, nous les avons mis dans le CD de chez Frémeaux […].
D.C. : Selon les époques, ça se rapproche du blues ou pas. Dans les années 20, cela s’en rapproche. Même un groupe comme celui de Borrah Minevitch, un groupe de music-hall. C’étaient des virtuoses et en même temps des clowns sur scène (un géant avec un harmonica minuscule à côté d’un nain qui en a un d’un mètre cinquante), et ils jouaient une musique théâtralisée mais élaborée. Leur son est blues, avec l’esthétique black.
Sur votre double-compact, il n’y pas de noirs-américains…
Non, ça aurait été inutile. Cela a déjà été fait, et très bien. Nous nous sommes limités aux musiciens européens et nous n’avons que du chromatique.
D.C. : Et ça, ça n’avait jamais été fait, vu la rareté des supports.
Pour nos lecteurs débutants, rappelez-nous la différence entre diatonique et chromatique ?
D.C. : Le diatonique, c’est un petit instrument, dans lequel tu souffles ou tu aspires, et des lames, comme dans un accordéon, vibrent. Cela veut dire que tu joues la gamme dans telle tonalité. En principe les intervalles sont ceux que tu joues dans la gamme. Mais bon, les Noirs notamment, pour jouer le blues, arrivaient à « truander » pour jouer presque un ton au-dessus ou en dessous. L’autre jour, Olivier Blavet a joué avec moi un blues pour Pierre Louki, le vieux copain de Brassens, et il a trouvé des notes… ! Tu ne sais pas comment il les trouve. Alors que le chromatique a une espèce de réglette qu’on pousse avec le doigt et qui décale le souffle qui entre ou sort de l’harmonica. On a donc les dièses et les bémols. Après, en jouer personnellement, c’est un autre travail. Ce sont des mondes sonores qui se recoupent parfois.
A.A. :Un certain Ward Levy, qui est pianiste et harmoniciste, truque tellement avec la langue qu’il obtient tous les dièses et les bémols. Il joue du bebop sur un tempo d’enfer avec un diatonique tout bête.
D.C. : C’est diabolique, ce qu’il fait. A l’inverse, il y a Georges Smith, C’est un black qui jouait dans les années 50 sur chromatique à Chicago. Il a des sons qui n’ont rien à voir avec ceux des autres. Et c’est plus beau. C’est comme les gens qui aiment le violoncelle. Si on leur
fait entendre une viole de gambe, ils trouvent ça plus beau, parce que c’est plus artisanal.
Quels sont les préjugés sur l’harmonica ?
A.A. : Ce sont les mêmes que ceux sur l’accordéon. L’exemple parfait étant André Hodeir, que je considère pourtant comme un génie de l’orchestration. Il était ami de Dany Kane, en tant que musicien et que collectionneur de 78 tours. Pourtant, il a dit de lui : « Quel dommage qu’il ait choisi un instrument aussi misérable ! »
D.C. : Les préjugés sont un peu moindre aujourd’hui, les gens sont curieux. Celui qui a élevé le statut de cet instrument , c’est Toots Thielemans ! […]
Revenons au double disque de Frémeaux. Quels morceaux préférez-vous ?
A.A. : J’aime bien celui de Max Geldray et Mouth Organs et Michel Warlop au violon. Max Geldray, c’était une star en Angleterre où il faisait des émissions de radio, alors qu’en France on ne le connaît presque pas. On le connaît après 1960, il y a des pages et des pages sur le net, mais sur les années 60. Avant, rien. On dirait que les musiciens ne se rendent pas compte, quelquefois, de ce qu’ils ont fait auparavant. Je ne sais pas si ce sont eux qui gomment, ou s’ils sont mal conseillés. Il y a des accordéonistes, par exemple, qui ne retiennent que d’avoir joué devant le Roi Farouk, alors qu’ils ont joué avec des musiciens extraordinaires. Mais les honneurs, tout ça, ils s’en souviennent. D’ailleurs, je dois préciser qu’il y a eu une erreur. Sur la cinquième plage, c’est aussi Max Geldray, et non Borrah Minevitch.
D.C. : Moi, je suis un peu partagé. Chez Borah Minevitch, il y a le côté bleus, avec une ambiance, avec des notes tordues, j’adore ça, mais le swing avec des Max Geldray ou Dany Kane, c’est magnifique.
A.A. : Et « Ghost Song » de Borrah Minevitch, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Il n’y a pas de tempo, il y a des rugissements…
D.C. : Oui, ce sont des sons qui font très blues, mais en même temps, c’est de la musique de film. Michel BEDIN-JAZZ HOT