« La grande dame de l’art » par Jazz Hot

Ce 6ème coffret de l’intégrale se Sister Rosetta Tharpe réunit 47 faces de la période 1958-1959. Le répertoire rassemble quelques grands standards du negro spiritual et du gospel song, dont les siens, repris par la chanteuse dans divers contextes. L’album 1 s’ouvre sur les dix faces enregistées en public en Grande-Bretagne accompagné par l’orchestre du tromboniste britannique Chris Baber. La chanteuse joue le jeu et conquiert immédiatement son public. Les autres faces viennent des albums Mercury (MG20412) et Omega (OML 1031). Lorsqu‘elle grave ces faces, Sister Rosetta a entamé la quarantaine, âge considéré comme avancé à cette époque (elle est morte à moins de 60 ans en 1973). Et pourtant, à chacun de ses concerts, elle se donnait avec une générosité qui emportait l’enthousiasme du public (l’enregistrement public au Free Trade Hall de Manchester le 9 décembre 1957 a dû secouer les groupes anglais qui commençaient à apparaître à l’époque). Qu’elle soit accompagnée, comme dans la plupart de ces enregistrements, ou en solo avec une guitare, Sister Rosetta Tharpe, provoquait le même émotion ; elle possédait un don de conteur et un talent de prêcheur qui rendait sa parole aussi puissante qu’émouvante (« Feed Me Jesus », « Didn’t It Rain »…). Elle avait le talent pour distancier et conserver une part d’humour dans son chant (« This Train »). Dans le livret, Jean Buzelin rappelle avec justesse les conditions de sa tournée européennes en 1957 en compagnie de son mari et producteur Russel Morrison, dont nous entendons ici une dizaine de morceaux donnés en public à Manchester. Mahalia Jackson était la grande dame de l’art. Mais au début des années cinquante, sa tournée ne rencontra pas le succès escompté. Cette tournée de Sister Rosetta, dans un contexte historique et musical plus favorable, fut l’occasion pour les amateurs de jazz en Europe de découvrir réellement la tradition populaire du chant religieux afro-américain, dont Jacques Demêtre fut l’un des meilleurs promoteurs dans les articles de Jazz Hot (N°129 et 130, 1958). Sister Rosetta fut certes une chanteuse de première importance mais les commentateurs oublient trop souvent son talent de guitariste dans la plus pure tradition des très grands blues-men. Elle avait une étonnante capacité de tenir une sorte de conversation avec son instrument (« This train »), en jouant avec à propos à la grande joie des auditeurs. Cette dame maniait sa guitare avec vigueur et il se dégageait d’elle une passion du partage qui ne pouvait que générer une empathie troublante. Ces deux CDs nous ramènent un demi-siècle en arrière. Ces faces ont gardé la même fraîcheur, la même intensité de joie intérieure que cette tradition du gospel song engendre. Chaque plage constitue plus qu’une scène, plus qu’une épopée, une expérience spirituelle vécue ressuscitée dans l’instant. Félix W. SPORTIS – JAZZ HOT