Ces dialogues font merveille par Libération

"En avril, quand vous voterez ou non, les entretiens fantômes et inclassables entre François Mitterrand et Marguerite Duras ­ il boit de l'eau, elle rit, tous deux sont morts ­ auront vingt ans. On publie en 3 CD (1) leurs résidus inédits. François Mitterrand vit sa première cohabitation, il a du temps. Jacques Chirac est Premier ministre et la droite est la droite. Des policiers ont tué Malik Oussekine. Bernard Pons et Jacques Lafleur se dévoient en Nouvelle-Calédonie. En 1987, on critiqua la pompe de ces conversations : l'admiration explicite de Duras désinhibée, la complaisance de Mitterrand. Vingt ans après, la langue politique s'est dégradée par le cri sans mémoire, la norme morale et publicitaire, l'emphase du désir du jour : ces dialogues font merveille par leur simplicité, leur naturel et leur absence de calibrage. On comprend vite pourquoi Mitterrand a ressuscité de tant de manoeuvres et d'ambiguïtés pour finalement unir la gauche : par la culture et le langage ­ par leur décantation. Les morts lui parlent directement, personnellement, sans intermédiaire de cabinet ou d'édition. Ils ne sont ni des citations, ni des faire-valoir, ni le dernier des noms qui passent : de vieux amis plutôt, qui nourrissent son verbe et affermissent son destin. Quand Duras défend les criminels, par principe et quels qu'ils soient, c'est une parole perdue qu'on entend, celle de l'individu vivant et résistant en dépit de toute morale. Mitterrand, d'une voix douce, répond : «Ce n'est pas de la morale que de laisser faire toutes les fantaisies criminelles de quiconque en a la pulsion ­ ou l'intérêt.» Quel élu possède encore ce grain, cette délicate fermeté de langue? Les phrases n'ont pas seulement changé ; elles ont diminué. Certes, il est plaisant d'entendre cet aristocrate par temps démocratique vanter les contre-pouvoirs en prévenant : «C'est Thucydide qui avait dit ceci : "Tout homme va toujours jusqu'au bout de son pouvoir." » Mais Mitterrand sait, en quelque sorte, déborder par le charme ses propres mensonges. Il a une manière subtile de cloisonner ses vices et ses vertus, d'enchanter les uns par les autres, pour fixer des principes qu'il ne s'applique pas forcément. Les entretiens s'achèvent par hasard sur Jules Renard, «grand écrivain de la Nièvre». Mitterrand, qui fut là-bas député, aime le Journal, et en particulier la scène où la mère de l'écrivain, en 1909, meurt en se jetant dans un puits. Son fils descend la chercher dans un seau. Plus tard, il note : «Pas une égratignure. Il a fallu qu'elle tombe comme un poids mort.»  «Il dit, se souvient Mitterrand : "Drôle de façon de me faire orphelin."» Le Président répète la phrase, la déguste : «C'est affreux, non ?» Et il pouffe comme un vieil enfant-chat. La phrase originale est : «C'est une façon bien compliquée de me faire orphelin.» Est-il exagéré de noter que la mémoire du lecteur l'a presque améliorée ?" par Philippe Lançon - Libération