« L'érudition du maître d'œuvre de la réédition régale l'amateur » par Libération

« Les Dieux du jazz soient loués, l'éditeur Patrick Frémeaux et Associés édite en avril le onzième volume de l'intégrale de leur premier génie, Louis Armstrong. Un génie ? Le Larousse nous apprend ceci : "une personne naturellement apte à créer des choses exceptionnelles". Premier soliste du jazz, le Louisianais déborde la définition. De 1925 à 1945, la moindre note de sa trompette décroche le paradis. Pas un de ses contemporains n'a échappé à l'influence. Le constat vaut pour les successeurs. Citons Miles Davis : "Vous savez, on ne peut rien jouer à la trompette que Louis Armstrong n'ait déjà joué - y compris le jazz d'aujourd'hui. J'aime sa conception moderne du jeu de la trompette, jamais il ne sonne. mal. Il joue sur le temps. On ne peut pas mal jouer quand on joue sur le temps avec un tel feeling".
Comme chanteur, Satchmo (son surnom) influence les musiciens de son temps. Lionel Hampton avoue qu'il se promenait sans manteau en hiver pour attraper froid. Avec la laryngite, le vibraphoniste escomptait attraper la voix rauque et chaleureuse de Louis. C'est dire la valeur du moindre son de l'Intégrale de Frémeaux. Le label a confié la recherche des bandes à Daniel Nevers. "Ils y tenaient absolument", se souvient le musicologue. Miracle, le chercheur a exhumé des merveilles. Sur les échafaudages des collectionneurs du monde entier, attendaient notamment des enregistrements sur laque réalisés par des particuliers. Daniel Nevers est connecté au réseau. Je le rencontre chez lui, la caverne d'Ali Baba au cœur de Maisons-Alfort, aux portes de Paris.
Aussitôt arrivé, je repars vers un voyage dans le temps. "Dans les années vingt, une firme de Créteil, la maison Pyrolac, invente un procédé de gravure directe pour les particuliers. Le matériel s'avérait encombrant, fragile, et n'était pas à portée de toutes les bourses. Les auditeurs avaient la possibilité d'enregistrer chez eux des émissions de radio en direct des studios ou des clubs. Grâce à eux, une part des émissions put être sauvée. Il était possible d'écouter le disque gravé sur le champ. On appelait l'objet une pyrale. En quelque sorte l'équivalent des Polaroïds pour la photo. Les Américains ont compris l'intérêt des pyrales. Ils ont rapidement commercialisé les laques enregistrables". Les laques en question apparaissent lors de ventes ou de successions. Sur Louis, Nevers ne tarit pas. L'Oncle Sam juge Satchmo (40 ans en 1941) trop âgé pour endosser l'uniforme après Pearl Harbour. Il restera sur le Nouveau Continent. Mission : entretenir le moral de la population... et des troupes.
Bonheur retrouvé, le mélomane écoutera sur le Volume 11 la totalité de la retransmission radio du concert au Club Zanzibar en 1945 pour les Forces américaines, récupération cette fois grâce au système des transcriptions. Moins de témoignages ont survécu de La Nouvelle-Orléans, région trop humide pour la conservation des supports. Également figurent les bandes-son de plusieurs films, comme Pillow to Past et Atlantic City. Sur le volume 10, énorme surprise, le titre joué dans le film Cabin in the Sky. Un diamant brut! Le rêve pour la période de tout fan du géant. Enfin, désormais disponible en totalité, les V-Discs (Victory Discs, vyniles enregistrés en 1944 par les artistes pour les forces alliées) enrichissent ce volume. Impossible d'égrener toutes les perles. Retenons tout de même les quatre bijoux de l'Esquire All Americain jazz Concert au Metropolitan de New-York en janvier 1944.
Pour Daniel Nevers, Louis conduit le jazz sur son instrument-roi jusqu'aux années quarante. Concrètement jusqu'à la suprématie du saxophone, amorcée par Coleman Hawkins et Lester Young, puis consacrée par Charlie Parker, autre génie. Après les années quarante? "Louis reproduira et adaptera les trouvailles de l'âge d'or." En feuilletant le livret, l'érudition du maître d'œuvre de la réédition régale l'amateur. Satchmo écrivait beaucoup, adorait l'écrit, conservait tout. On a retrouvé des milliers de feuillets dans sa maison du Queens, devenue Musée. Il aurait adoré la présentation d'une œuvre désormais complétée. »
Par Bruno PFEIFFER – LIBERATION