« Vivre comme cet orchestre joue » par Libération

"Mai 1998:l’ O.N.J, en tournée, débarque à Kiève pour deux concerts à l’Académie de Musique. Rien ne peut rendre compte de ce que nous avons ressenti là, à la rencontre d’un public neuf, donc sans préjugés, et disponible. Rien sauf peut être la parole d’un homme, anonyme dans la salle, s’écriant entre deux morceaux : « nous voulons vivre comme cet orchestre joue ». Une parole comme celle-ci peut suffire à contenter ne vie de musiciens. » Ainsi Didier Lavallet pressente-t-il Deep feelings, ultime CD enregistré par l’Orchestre National de Jazz (aux destinées duquel il préside pour la troisième et dernière saison, comme le veut l’usage maison) et dédié à ce thuriféraire ukrainien par ailleurs immortalisé l’espace de 6,01 minutes sous l’intitulé l’homme de Kiev (solistes : Sophia Domancich au piano, Phil Abraham au piano au trombone). Le mélomane inconnu a bien de la chance, qui bénéficie là de la dédicace du disque le plus abouti d’une formation qui a décidément accompli un sacré bout de chemin depuis sa première apparition publique en octobre 1997.L’O.N.J. version Levallet possédant désormais un son d’ensemble caractéristique presque west-coastien parfois (l’introduction de Baltic Blues par exemple), preuve que les (fortes) individualités qui le composent sont enfin parvenus à se fondre dans le collectif régi par le contrebassiste-leader ; alors que les arrangements de se dernier se sont progressivement dégraissés, affinés, résistant à toute tentations de fioritures afin de s’en tenir qu’a l’essentiel. A savoir la mise en orbite, dans les meilleurs conditions possibles, de solis eux-mêmes ramassés et épurés. Comme quoi, en matière de musique la simplicité va toujours de pair avec la maturité. En outre, Didier Levallet a su une fois de plus (après l’épisode Daunik Lazaro) se démarquer de ses prédécesseurs trop convenus, ou timorés, en invitant, sur quatre plages, celle qui est probablement la plus grande vocaliste (et non pas seulement chanteuse) de jazz vivante : Jeanne Lee, responsable de quelques album extra terrestre, tels the Newest Sound Around (RCA), en duo avec la pianiste Ran Blake, ou le monumental Blasé (BYG/Actuel) avec Archie Shepp. La démarche est courageuse à une l’époque ou certain s’efforcent de résumer le jazz vocal aux piètres productions des Joni Mitchell et autres Cassandra Wilson. Conséquences : Deep Feelings se décompose en deux parties. La première faisant logiquement office d’introduction à la seconde, enrichie par la présence luminescente de Jeanne Lee qui joue avec l’orchestre, le relance , le provoque, sans jamais chercher à rompre, ni même à déséquilibrer, le dialogue qui c’est naturellement établi entre l’hôte et l’invitée. Ce qui rend d’autant plus paradoxale l’obligation qu’ont (par contrat) Didier Levallet et ses sbires de ranger leurs pupitres dès la fin de l’été. Mais telle est, parait-il, la règle en matière d’ensembles subventionnés.
Serge LOUPIEN – LIBERATION