« Mérite un boulevard dans les coeurs » par Jazz Magazine

Apparus avec les big bands des années 30, les blues shouters ont repris le flambeau des chanteuses professionnelles de blues « classique » (ou « vaudeville ») auxquelles le jazz avait prêté son concours dès les débuts de l’enregistrement. Durant leur période glorieuse, que vient borner l’explosion du rock and roll, ils se sont rendus indispensables à des formations swing de taille décroissante et ont dominé une bonne part de ce qui grouillait sous l’étiquette rhythm & blues. Cette sélection en deux CD due à Jacques Morgantini donne de ces chanteurs, du moins des principaux d’entre eux, une image à leur hauteur, ce qui n’est pas rien. Car ils figurent parmi les plus mémorables illustrateurs de la beauté du jazz et du blues quand ceux-ci cheminent ensemble et parfois se confondent. Une beauté dont Johnny Otis a pu dire qu’une « petite boîte », la télévision, lui avait lentement tordu le cou. On démarre avec le meilleur, Big Joe Turner de Kansas City, mais le vin sera presque aussi fiable ensuite puisque l’anthologie s’achève sur Roy Brown et Smiley Lewis, deux voix d’une Nouvelle-Orléans en regain de santé. Turner, barman chantant et baryton à longue portée, est aussi souverain sur tous les tempos, en compagnie de son vieux complice le pianiste Pete Johnson, à Chicago avec Elmore James (on ne se lasse pas de ce TV Mama) ou à New York chez Atlantic quand le rock s’annonce. Jimmy Rushing, qui a enregistré dès 1929 avec les Blues Devils avant de rejoindre Bennie Moten puis Count Basie, était un rondouillard optimiste capable de remettre en lice un orchestre guetté par la dépression. Mais ce maître du swing vocal, du blues et de la ballade ne craignait aucun climat, du plus lourd au plus guilleret. Basie et Sammy Price (p), le trombone Dickie Wells et le sax ténor Buddy Tate lui donnent d’habiles reparties dans les plages rassemblées ici, couronnées par un magnifique Everyday I Have The Blues de 6’18’’ gravé an 1955 avec Pete Johnson en soliste auprès de B. Tate et Emmett Berry, Jo Jones et Walter Page étant aussi de la partie. Venu de chez Hampton et Lucky Millinder, Wynonie Harris était chanteur-danseur, c'est-à-dire homme de scène. Ce « Mister Blues » de l’immédiat après-guerre, voix souple et virile assénant des paroles gaillardes sans emphases inutile, est entouré d’Illinois Jacquet, de Hal Singer ou Count Hastings. Here Comes The Blues et Bloodshot Eyes le montrent sous ses plus belles couleurs, de même que la joute qui l’oppose à Big Joe Turner dans Goin’ Home. Le sax alto texan Eddie « Cleanhead » Vinson est, avec Louis Jordan, l’un des rares shouters-instrumentistes chez qui la première de ces qualités n’éclipse pas la seconde, même si ses fameux « coups de gosier » ou effets d’étranglement portent sa marque la plus évidente. Sa version du Cherry Red Blues de B.J. Turner est de très grande classe, mais My Big Brass Bed Is Gone s’élève sans peine au même niveau par d’autres moyens. Jimmy Witherspoon, successeur de Walter Brown dans l’orchestre Jay McShann (dernier des big bands célèbres du Middle West à avoir débuté comme « territory band »), apparaît d’abord dans ce cadre d’une parfaite mise en place, puis dans deux séances de 1952 qui ont produit l’excellent Jay’s Blues, où « Spoon » salue son ancien patron sur un tempo envoûtant qu’exploite à merveille un sax ténor à l’identité incertaine. On se réjouit de la bonne représentation donnée à Sonny Parker, chanteur de chez Hampton mort à 31 ans et qu’oublient régulièrement les anthologies.
Sad Feeling, gravé à 23 ans, révèle un phrasé vocal très découpé, mais Pretty Baby – où Parker côtoie la guitare de Wes Montgomery – témoigne d’un mariage plus subtil entre la vigueur de l’attaque et la mélancolie de certaines inflexions. Parker est très bien servi par un groupe de hamptoniens où brille notamment Al Grey (tb) dans l’énergique She Set My Soul On Fire et une reprise de Worried Life Blues. Les autres chanteurs retenus (il n’y a guère eu des femmes shouters, à l’exception peut-être de « tempéraments » comme Big Maybelle ou Big Mama Thornton) vont de Tiny Bradshaw  et L. Jordan à S. Lewis en passant par les peu connus H-Bomb Ferguson et Eddie Mack (avec Cootie Williams). Chacun révèle une face distincte de cette grande lignée afro-américaine qui mérite un boulevard dans les cœurs.
Philippe BAS-RABÉRIN – JAZZ MAGAZINE