« Chez Lucienne Delyle, l’essentiel, c’est la voix » par L’Express

Dans une récente chronique – je suis sûr que depuis, vous vous en reteniez le souffle - je vous avais promis des nouvelles de Lucienne Delyle, dont la remarquable collection 1939-1946 (Frémeaux et Associés FA 151/ Distribution Fussion III) me parvenait récemment. Mais voilà: vu l’importance de la chose, vu le désir de rendre justice à un de ces coups de cœur comme je n’en ai que rarement, je me trouvais désemparé. Et puis j’avais un peu peur de passer pour un vieux nostalgique (ou, ce qui est pire, un jeune nostalgique), toujours à vous parler. Je pourrais bien sûr vous résumer la chronologie: naissance en 1917, premiers enregistrements et premiers succès en 1938, un Olympia de 1954 passé à l’histoire du fait qu’il marquait les débuts de Bécaud – en vedette américaine, comme on disait alors – sur cette scène, et décès en 1962, un an avant Edith Piaf. Mais rien de tout cela ne touche à l’essentiel. Et chez Lucienne Delyle, l’essentiel, c’est la voix. La voix et le regard. Justement, le malheur de Lucienne est justement d’avoir toujours évolué dans l’ombre de Piaf. Sort d’autant plus injuste que les deux interprètes étaient foncièrement différentes, voire opposées. Alors que la môme sondait l’émotion jusqu’à le moelle, ce qui faisait sa force et, pour certains, sa principale faiblesse (avec ce sens de l’emphase parfois hérissant, et dont Mireille Mathieu ferait plus tard un instrument de torture), Lucienne Delyle avait sagement choisi un autre registre, plus caressant, qu’on qualifia - à tort - de fleur bleue. A tort, parce que chez elle, la légèreté n’est qu’un voile pudique posé sur l’émotion tendre ou douloureuse qui se trame derrière le moindre refrain. Ainsi Mon amant de Saint-Jean qui, sur fond de valse populo, traduit la fatalité de l’amour («Comment ne pas perdre la tête/Serré par des bras audacieux/Car l’on croit toujours/Aux doux mots d’amour/Quand ils sont dits avec les yeux»); ainsi Sur les quais du vieux Paris qui touche à l’essence même du bonheur simple, ou encore ce mémorable Souris-moi et dis-moi «bonne chance !», mélange d’espoir et de résignation qui était en parfaite symbiose avec les déchirures de 39-45, mais qui nous touche encore au cœur, cinquante ans plus tard. Il est probable que Delyle n’avait pas le gabarit qui lui aurait permis de charrier les émotions de l’Hymne à l’amour ou de Milord, mais en revanche, on peut douter que Piaf aurait su rendre la sublime évanescence de Nuages (le célèbre thème de Django Reinhardt), ou l’exotisme - world avant l’heure - de la prière à Zumba. Pardonnez mon indignation, mais le fait qu’une de ces voix soit entrée dans la légende tandis que l’autre traîne dans les limbes reste pour moi un des grands mystères - et, pourquoi pas, une des grandes injustices - de l’histoire de la chanson française. L’EXPRESS