Pourquoi j’aime le livre d’Onfray - Cinq questions à Pascal Bruckner

Avec « le Crépuscule d'une idole », Michel Onfray triomphe en librairie, mais dans les journaux, les critiques pleuvent avec une rare violence : d'Elisabeth Roudinesco à Alain Finkielkraut, et de Jacques-Alain Miller à Alain Badiou, il semble faire l'unanimité contre lui. Même son ancien éditeur, Bernard-Henri Lévy, a très sévèrement condamné sa mise en cause de « l'affabulation freudienne ». Pascal Bruckner, lui, ne s'était jusqu'ici pas prononcé. Dans le cadre de l'enquête publiée cette semaine dans « le Nouvel Observateur », il a répondu à nos questions... l'air plutôt amusé par une telle polémique


BibliObs.- Que pensez-vous des réactions, très violentes, suscitées par le livre de Michel Onfray dans l'ensemble des journaux français ?

Pascal Bruckner.- Il y a d'abord une jalousie inhérente au milieu intellectuel, qui explique cette violence face à son succès. Un succès dont, pour ma part, je me réjouis, parce qu'Onfray est un gros bosseur. En pratiquant une philosophie au bazooka, souvent sans nuances, il a touché quelque chose de profond, qui est la sclérose intellectuelle du monde analytique aujourd'hui. Dans les années 1970, il y avait une circulation entre différents courants, et une production théorique de premier plan ; le livre d'Onfray a réveillé un monde assoupi et dogmatique.


BibliObs.- Vous avez donc apprécié son livre ?

P. Bruckner.- Oui, même si sa volonté de tuer le père Freud est évidemment assez cocasse : il démontre malgré lui la pertinence des hypothèses freudiennes. En réalité, ce qu'on pourrait plutôt lui reprocher, c'est son côté Charles Bronson, dans « Un justicier dans la ville ». Il y a chez lui la tentation d'un nettoyage éthique rétrospectif : du haut de notre position actuelle, juger les auteurs du passé risque toujours de passer pour une forme d'inquisition a posteriori, pour une façon assez arrogante de verser dans une sorte de maccarthysme philosophique.


D'autre part, quand il s'en prend à la « France moisie », il exagère un peu : il est lui aussi un produit de Saint-Germain-des-Prés, je suis bien placé pour le savoir - nous avons le même éditeur ! Sa vocation de justicier le place donc dans une position délicate. Mais au-delà des polémiques, ce que je retiens, c'est qu'il m'a donné envie de relire Freud. Et puis un homme qui suscite de telles passions ne peut être complètement mauvais, il ne peut pas avoir tout faux. Ce qui serait intéressant, à présent, c'est que Michel Onfray fasse la même chose avec Nietzsche, en examinant de près ce qui a permis au nazisme de se réclamer de sa pensée...


BibliObs.- Son succès public, qui est assez considérable, ne vous surprend donc pas...

P. Bruckner.- C'est précisément parce qu'on lui tape dessus que tout le monde l'achète. Son seul défenseur est l'un des auteurs du « Livre noir de la psychanalyse ». Ça le rend sympathique, ce rôle de bouc émissaire. Ce qui aurait pu lui arriver de pire, c'est l'indifférence... Il a d'ailleurs synthétisé beaucoup de critiques du freudisme qui existaient avant lui, chez Emmanuel Levinas, chez René Girard ou même chez Roland Barthes. Simplement, il leur donne la forme d'un uppercut théorique... Au fond, je pense que beaucoup de philosophes se mordent les doigts de n'avoir pas eu cette idée avant lui !


BibliObs.- Est-ce votre cas ?

P. Bruckner.- Non, pas du tout ! Quand il y a un succès, je crois qu'il faut s'incliner sans trépigner comme un enfant à qui on a piqué son jouet. Or il a bel et bien levé un lièvre, reconnaissons-le.


BibliObs.- Est-ce sous cet angle que vous avez lu sa récente passe d'armes avec Bernard-Henri Lévy, dans les colonnes du « Point » ?

P. Bruckner.- Comme souvent quand il y a un règlement de comptes entre intellectuels, c'est d'abord parce qu'ils ont beaucoup de choses en commun : BHL a été l'éditeur d'Onfray, et j'ai toujours été frappé par leur mimétisme physique ; pour la diction, notamment, je pense qu'Onfray a beaucoup pris à Lévy.  Leur querelle est à bien des égards, je crois, une querelle d'orgueil, une querelle d'ego. Mais peu importe : l'essentiel, c'est de bien considérer que ce genre de débat ne peut avoir lieu qu'en France. C'est le dernier lieu au monde où on peut s'écharper pour des idées ! Comme au XVIIIe siècle, en somme, où les philosophes des Lumières s'insultaient déjà très violemment...


Propos recueillis par Grégoire Leménager dans le cadre de l'enquête sur Michel Onfray et Bernard-Herni Lévy publiée cette semaine par «le Nouvel Observateur»

(C) Le Nouvel Observateur