« Panthéon phonographique du jazz » par Djam

« Ange râblé d'une musique toujours en quête, Sonny Rollins est le dernier survivant de cette époque vers laquelle ce qu'on appelle aujourd'hui le jazz tourne sans cesse ses regards. Rien de plus logique à ce que la collection Quintessence de chez Frémeaux & Associés, une manière de panthéon phonographique du jazz, poursuive l'exploration de cette carrière immense dans un second volume mené par Alain Tercinet. Fidèle à la ligne (et au patronyme) de la collection dirigée par Alain Gerber, ce double disque veut cristalliser l'essentiel de la production de Newk entre 1957 et 1962 ; sacrée gageure pour qui connaît un peu la carrière du ténor. Années où se forgent la légende ; d'abord celle du pont de Williamsburg où, seul, il joua avec les cornes des bateaux new-yorkais, le temps de trouver quel musicien il voulut être. Entre passages obligés (« Freedom Suite », collaboration avec le MJQ, The Bridge, voire What's New) et trouvailles plus inattendues, la compilation restitue les cheminements de ces années charnières de la carrière de l'un des jazzmen les plus inclassables, dont on se demande après l'écoute s'il ne fut pas l'un des plus libres de cette époque bénie. Côté son, une théorie de musiciens valant tous les discours savants : le jeune Elvin Jones d'avant Coltrane, Max Roach, Oscar Pettiford, René Thomas, le Modern Jazz Quartet donc, Hampton Hawes, Barney Kessel, Jim Hall, Don Cherry, etc. Des noms qui rappellent que peu de musiciens se tinrent à ce point dans l'oeil du cyclone qui déferlait sur la planète musique depuis New York et plus largement les States : Rollins a joué avec tous, indépendamment des genres et des catégories, et y peaufiné un son au ténor si irrémédiablement le même dans ses infinies transformations. Dans la sélection de ce volume se détachent ainsi des enregistrements iconoclastes : le solo en hommage à Coleman Hawkins de « Body and Soul » pour payer ses dettes, avant de jouer en 1963 avec lui sur album (Sonny Meets Hawk!), l'amusement à trois sur « How High the Moon » avec Barney Kessel et Leroy Vinnegar, en attendant Hampton Hawes et Shelly Manne à la bourre. La confrontation des titres plus canoniques avec ces bribes de work in progress font de la compilation une vraie plus-value pour qui a déjà arpenté l'immense discographie du ténor légendaire, ouvrant les coulisses de la fabrique de ce jazz libertaire, parfois politique, savant (très belle analyse de "Freedom Suite" et de sa construction par A. Tercinet) et traversé d'une force instrumentale et individuelle toujours plus irréelle. Côté texte, le livret contient deux nécessités sur le Rollins de ces cinq années : Alain Gerber, le style leste, rappelle cette évidence que l'on a oubliée bien souvent, qui fit croire à bien des gens que Rollins serait le successeur naturel de Parker à l'avant-garde du saxophone jazz américain. Evidence que la musique de Coltrane et son envol à la fin des années 50 allait obscurcir, en même temps que le retrait de Rollins, entre puissance et errance. Enfin Alain Tercinet étaie d'une précision sans préciosité et bienvenue l'itinéraire biographique (et historique) de Newk, en donnant à voir l'entrelacement de ses itinérances intimes avec la grande histoire du jazz, où il occupa une place toujours centrale y compris lorsqu'elle se fit plus confidentielle. Des clés pouvant ouvrir bien des serrures pour pénétrer dans la carrière de Rollins comme au-delà, dans l'histoire si riche du jazz de ces années effervescentes – avec toujours ce soupçon de savoir si un public vraiment peu au fait de la culture "jazz" pourra saisir pleinement ce qui y est dit. Il restera, impérieuse, à ce public comme aux autres la musique de l'un des plus grands musiciens du siècle passé, dans un écrin des plus ciselés. »
Par Pierre Tenne – DJAM