MOUNE DE RIVEL

                                               MOUNE DE RIVEL, 
                                 GARDIENNE ET AMBASSADRICE
                               DE LA CULTURE MUSICALE CRÉOLE 
                                      par le quotidien du jeudi

Ce n’est pas deux pages, ou trois, que l’on aimerait consacrer à Moune de Rivel ; Mais un ouvrage qui sursauterait d’histoires et de moments forts émaillant une carrière de soixante ans, tissée de rythmes traditionnels des îles.

« Mémoire du folklore créole », « Gardienne et ambassadrice de la culture musicale créole », « Grande dame des cabarets antillais »…Presque tous les superlatifs ont étés employés pour désigner cette artiste, « un grand moune de la musique », qui séjourne actuellement à la Réunion. « Enfin, j’ai pu y venir ! », s’exclame t-elle ravie. Son regard et son sourire illumineraient la plus triste des journées. Derrière une certain fatigue, « J’ai 83 ans et neuf mois ! », on décèle une incroyable énergie sur laquelle le temps n’a pas eu de prise. Aujourd’hui, Moune de Rivel rayonne. Tout comme Anne Sadala, à ses côtés. Cette ancienne élève rêvait de faire découvrir son île à la grande dame et elle a tout mis en œuvre pour faire aboutir ce projet de longue date. Elle n’a pas eu de mal à entraîner dans son sillage Jean-Michel Amouny le président de l’association Baby Bongo, Manuela Pothin, propriétaire de l’Étoile du Sud . Dans cet établissement, samedi dernier,, un concert de bienvenue a été donné en l’honneur de Moune de Rivel. Bernadette Ladauge, Maxime Lahope, Firmin Viry, Daddy Dom ou encore Nathalie Amouny n’auraient raté pour rien au monde cet hommage.
C’est que le sort n’a pas fait de détail dans l’ironie. Moune de Rivel a toujours nourri une véritable passion pour la Réunion. « Je l’ai toujours connue, raconte-t-elle. J’ai été élevée dans un milieu artistique, où on était très curieux des passés créoles, comme le nôtre. On cherchait à en savoir plus sur la culture de l’Océan Indien ». Plus tard, elle fera des rencontres qui ne feront qu’enrichir,ses connaissances. Luc Donat, présent plus d’une fois à La Canna à Sucre où elle s’est produite, et qui l’a accompagnée. Jean Albany, qu’elle cite en ouvrant grands les yeux. « Un monsieur très simple, très cultivé. Lors d’in gala, il est venu à ma rencontre. Nous avons parlé musique, poésie. Il m’a fait comprendre la Réunion. Cet homme est une montagne culturelle qui donne l’âme de l’île dans tout ce qu’il a écrit. Je suis vraiment flattée de l’avoir connu ! ».
Anne Sadala, qu’elle considère comme sa « fille spirituelle », rencontrée voici plus de trente ans, a elle aussi apporté de l’eau au moulin des découvertes. « Anne m’a beaucoup frappée, parce qu’elle était curieuse de connaître le folklore, la musique que je voulais présenter. Elle voulait en comprendre la base. Même si je ne l’aimais pas, je serais obligée de l’estimer. Elle a toujours eu envie de porter et de partager son amour pour la Réunion ». « J’ai bien failli y venir, il y a 25 ans, mais j’ai juste frôlé les côtes ! ». A ce moment, Moune de Rivel est en plein tournage, à l’île Maurice, du film Paul et Virginie. Elle joue le rôle de la nounou de la jeune fille (Véronique Jeannot). « On s’est rendu compte que je n’avais pas de doublure. S’il m’était arrivé quelque chose, il aurait fallu m’effacer de toutes les prises, je les aurai ruiné ! », rigole-t-elle. Résultat, l’actrice se voit affublée d’un « garde du corps » qui veille sur le moindre de ses gestes. Dans ces conditions, pas moyen de faire la fameuse traversée…

Au temps d’Alban et de Tecle
Une autre des raisons évoquées par l’artiste pour effectuer ce voyage est que les parents de sa quatrième arrière-petite fille sont…Réunionnais. « Cécile a 5 enfants. Elle a tout mes défauts ! La musique, la danse, les chansons… ». Mammy Moune jubile. Quant elle évoque sa famille, ses yeux pétillent. Ses cinq enfants ; « Trois garçons qui ont…six mois de différence », glisse-t-elle dans un sourire. Lorsque sa sœur a quitté ce monde, bien trop tôt, elle a pris tout le monde sous son aile. Sa famille elle y tient plus que tout. C’est d’ailleurs par un petit voyage dans le passé qu’elle a entamé la conversation. On comprend alors toute la force de cet héritage musical dont les racines prennent naissance à Sainte-Anne en Guadeloupe. A cette époque, les derniers de fratrie de familles bourgeoises sont envoyés aux Antilles aux fins de diverses activités. Monsieur Alban de…, un noble d’une grande famille bretonne, donne des cours de musique. Sur les bancs de son école, nul distinction de couleur mais des différences de pécules. Alban a acheté une esclave, Tecle, d’origine Sénégalaise. « Il l’a achetée et épousée ». Un mariage qui ne plaît guère à la communauté blanche. Mais cela ne dure pas. « Mon arrière-arrière grand père a mis une pancarte sur le mur de l’école : »Ici on fait de la musique, on ne fait pas de peinture ». Les enfants sont revenus peu de temps après ».
Grand-mère Marie est devenue professeur de musique tout comme Fernande, la maman de Moune. « Elle s’est installée à Paris lorsque mon père est venu poursuivre ses études de droit ». La jeune femme décroche un premier prix de violon  au Conservatoire ainsi qu’un deuxième prix de piano. « Si le classique avait beaucoup d’importance, la musique traditionnelle créole l’était tout autant », rapporte Moune, née en 1918, dans un milieu baigné par la culture et la musique. La petite fille se souvient dès son plus jeune âge de fêtes et soirées endiablées, « pas seulement pendant les carnavals », où musiques et chants traduisaient cette appartenance « d’un peu partout. Le reflet de la race créole dans la musique et pas seulement en Guadeloupe, dans toute les autres îles ».
Dans la maison familiale, Moune peut entendre de nombreux artistes de l’époque. Le violoniste-saxophoniste-clarinetiste Ernest Léardée, Marie-Madeleine Carbet, Léona Gabriel…dans son répertoire, Moune possède des chansons créoles écrites et chantées par sa grand-mère, puis sa mère qu’elle évoque avec beaucoup d’admiration. « Ma mère jouait huit heures de piano par jour et trois heures de violon, ce qui nous a souvent obligé à déménager !» ; c’est Fernande qui compose les deux premières chansons de sa fille. Mam’zelle ka ou ti ni (Mademoiselle, qu’avez-vous comme ça ?) et chocolat à la doumite. Des chansons qu’elle interprétera du haut de ses quinze ans, devant le public de la Boule Blanche, puis au Cabaret des fleurs. Moune est dans son élément et y évoluera jusqu’à aujourd’hui. La guerre va mettre entre parenthèses sa carrière. « Si j’ai des grosses pattes, dit-elle en montrant ses mains, c’est parce que j’ai fait les foins, il fallait bien nourrir la famille ! ». Période éprouvante sur laquelle elle ne s’attarde pas.
Plus gaie, en revanche, s’est présentée celle qui a suivi la Libération. Rue Blomet, dans le XVème arrondissement, La Canne à Sucre ouvre ses portes. La renommée de l’endroit à forte résonance antillaise dépasse les frontières. Moune reçoit une invitation du café Siciety de New York. Un lieu créé en 1938 sous le slogan « le bon endroit pour les mauvaises personnes ». Il faut y entendre un endroit ou blancs et noirs se fondent dans la salle sans la moindre discrimination. Le contrat est de deux mois. « J’étais dans le même bateau que les soldats qui revenaient de la guerre. C’était la Libération, a confié la musicienne à notre consoeur Lydie Diakhaté. J’ai été la première artiste Française invitée à venir chanter à New York. Après sont venus Charles Trenet et d’autres ; J’avais 28 ans.» Le succès est au rendez-vous et le contrat va de prolongation en prolongation. Moune fait la connaissance, à son arrivée, de Rose Morgan, la directrice de Beauty Palace. « Une des femmes noires les plus riches de New York. Elle m’a accueilli comme si j’étais une jeune sœur et m’a hébergée chez elle à Harlem ».
Malgré le racisme et l’apartheid, Moune s’amuse. Son charme créole qui rappelle la Louisiane aux New Yorkais va opérer pendant deux ans avant qu’elle ne reprenne son billet pour Paris et y retrouve Fernande. Ardente défenseur du patrimoine musical des Antilles, elle va alors en promener les rythmes aux quatre coins du monde. L’Italie, la Suisse, la Belgique, l’Afrique…Pour toujours retrouver son appartement à Montparnasse. Elle y est entrée voici soixante ans et n’a jamais eu envie de changer. Ce quartier, elle l’a vu vivre, grandir, changer. Boulevard Saint-Germain,  un restaurant créole devient le berceau de l’atmosphère de la négritude. Là et en d’autres endroits où souffle la littérature, elle fait la connaissance de Jean Paul Sartre, d’Aimé Bachir Touré (un des premiers acteurs noirs à Paris)…Tant et tant de personnalités qu’elle apprécie.
En citant l’écrivain antillais rené Maran, elle s’enflamme. « Je me bagarre pour qu’il bénéficie enfin d’une reconnaissance au niveau national. Il est le premier français de couleur a avoir reçu le prix Goncourt, en 1921. Comment est-ce possible qu’il ne figure dans aucun dictionnaire, dans aucun ouvrage ? René Maran est pour moi un être exceptionnel. Je me souviens qu’il donnait une réception chez lui, une fois par mois. Il y recevait des artistes et mon père qui figurait parmi les invités, m’emmenait avec lui. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. Il fut un farouche ennemi du racisme et laisse des ouvrages superbes. Cela n’a pas de sens de l’ignorer ainsi. » Compositeur hors-pair, Moune de Rivel a laissé courir sa plume. Pour des contes réunis en un recueil, Kiroa, publié aux éditions de Présence Africaine. Mais aussi, pour réconforter, conseiller les lecteurs dans le journal Bingo (qui a troqué son nom plus tard contre celui d’Amina) ; « Madame Afrique » s’est attelé à cet exercice durant vingt-cinq ans. « Il y avait des situations… ». Elle suspend sa voix et son regard s’assombrit, on comprend que derrière les mots se nouaient de vrais drames. « J’étais une sorte de grande sœur. J’aime la vie, alors à ma manière je faisais en sorte d’apporter cette joie ». Une joie tout aussi palpable distillée sur les ondes d’une radio où elle fût animatrice, sur les plateaux de télévision, de cinéma où son sens du jeu et de la mesure ne manquaient jamais de faire mouche.

Qu’importe d’où vient la voix
Jamais, Moune de Rivel n’a joué avec la tristesse. « Il faut avoir confiance en quelque chose pour réussir. En réalité, je ne fais rien d’extraordinaire, je suis comme tout un chacun. Réussir, c’est tout simplement faire quelque chose pas seulement pour soi, mais pour les autres et ceux qu’on aime ». Une déclaration que l’artiste avait ponctué en ces termes : «La culture noire aura sa place dans l’espace culturel français, si ceux qui la font y croient ». C’est ainsi qu’elle a vécu « une grande aventure » et mené à bien une de ses « plus belles réussites » : un conservatoire de musique traditionnelle créole, à Paris. « Le premier au monde ». C’était en 1995 et avant que ne se finalise le projet, l’entêtée en a vu et entendu de toutes les couleurs. « De toute façon, au départ de ma vie, je me suis vite rendue compte que personne n’avait confiance dans les musiques créoles ». Qu’importe si le maire de l’arrondissement concerné tenta de la dissuader.
Moune tient bon et a eu raison de batailler aussi longtemps. Dommage qu’à ce moment, les soucis physiques l’empêchent de diriger les cours. Mais elle se signale toujours par sa présence, aux premières loges de séances qui réunissent en une même salle, des îliens jeunes et moins jeunes. « J’ai un jour reçu une jolie lettre d’un jeune garçon de onze ans. Il était ravi ! C’est la première fois, m’a-t-il écrit, qu’une dame m’a appris le tambour ». « J’espère que beaucoup de gens auront l’idée de créer des conservatoires ou des écoles de musique en conservant la tradition sans rejeter le moderne ». Le moderne, justement ne la fait nullement bondir. Son regard sur le zouk ou tout autre mouvance musicale est empreint d’une grande lucidité teintée de tolérance. « Dans vingt ans, le zouk, X, Y ou Z sera considéré comme une musique traditionnelle. La musique moderne est le reflet de toute une époque. Quand ce reflet sera un peu usé, la musique passera dans le domaine de la tradition. Je trouve que le zouk va avec notre époque. Il ne faut pas oublier que si le zouk existe aujourd’hui, c’est qu’il y a eu avant le folklore. Lui-même venant de personnes qui marchent sur une terre pour aller sur une autre terre. Depuis 10 ans,, je constate que chez nous, aux Antilles, on tend à rechercher le passé. Pas pour l’imposer, mais pour le connaître. On parle d’esclavage, mais il n’y a pas eu que des monstres. Il faut aussi considérer cette période douloureuse comme un formidable brassage humain ou se sont mêlées cultures et émotions. »
Ce métissage, Moune de Rivel en loue toute la richesse. « C’est une richesse sincère et spontanée qui ne se cantonne pas à une pile. Le créole de la Nouvelle Orléans à quelque chose près, rappelle le nôtre et nous pouvons nous comprendre ». «  Nous avons aujourd’hui beaucoup de musiciens de valeur, poursuit-elle. Je ne m’amuserais pas à les citer, ce serait impossible ! La musique a le droit d’évoluer à l’image de la poésie, de la littérature. Une de mes devises est qu’un art ne peut pas être mauvais s’il est sincère ». Moune s’interrompt un instant. « Voilà, vous avez de quoi faire pour votre article ». Autour d’elle, les bruits deviennent un peu plus assourdissants. La veille au soir, elle avoue qu’elle n’a pas beaucoup dormi. Elle s’est plongée dans l’ouvrage de Maxime Lahope. « Passionnant son histoire ! Si je m’étais laissée faire, j’aurais continué à lire toute la nuit ! ». Spontanément, la grande dame pose doucement les doigts sur la feuille qui se noircit de moments de sa vie. Un geste simple et émouvant. Tout comme ceux qui rythment soudain une biguine. Moune chante d’une voix chaude et envoûtante. On ne lui donne plus aucun âge. Elle est une voix qui s’élève : « J’ai entendu un tambour se frapper, mais qu’importe d’où vient la voix, ne demandez pas au ciel d’où elle vient »
Dans un grand sourire, Moune de Rivel répète une nouvelle fois : "Je suis vraiment très heureuse d’être venue à la Réunion. J’espère que je pourrai un peu m’y reposer ». Un vœu pieu…Depuis son arrivée, la grande dame n’a pas vraiment eu l’occasion de « regarder la vie, comme on le fait ici ». Et cela ne risque guère de s’arranger lorsqu’elle retrouvera Montparnasse la semaine prochaine. En rigolant, elle reconnaît être une compositrice infatigable mais « pas millionnaire pour autant ! ». « J’ai encore une quinzaine d’engagements à honorer. J’ai beaucoup de projets. Et je compte sortir un ou deux CD très bientôt ». Le dernier, Joies et nostalgies créoles rend hommage à sa mère et oscille entre bonheur et souffrances. « Ma mère garde une place importante dans ma vie. Elle ne souhaitait pas voyager alors je me suis installée à Paris. Elle s’est complètement donnée à moi et m’a toujours aidée ». On retrouve sur le CD, l’une des deux premières compositions maternelles : Mam’zelle ka ou tini. Comme dans la cassette, Horizons créoles, biguines et valses se partagent avec d’entraînantes mazurkas.
Dans un soupir, Moune évoque les maux de son âge. Cette fichue arthrose qui l’empêche de danser comme avant. Rien de gênant toutefois pour flatter le piano. « J’y suis bien meilleure qu’à la guitare ! ». Quand elle songe à toutes ces années, l’artiste rigole de plus belle, un brin théâtrale. « Je n’en reviens pas d’être vivante après tout ce que j’ai traversé ! » Nul projet d’en coucher l’épopée dans un ouvrage. ‘Pourquoi faire ? » Il est vrai que Moune de Rivel n’a pas besoin de cela pour asseoir sa notoriété. Toutes ses compositions sont autant de précieux témoignages de la défense des rythmes créoles. Elle pourrait alors citer, comme elle ne manque jamais de le faire ces mots du poète Birago Diop :
« Écoute plus souvent les choses que les êtres. La voix du feu s’entend. Entends la voix de l’eau. Écoute dans le vent le buisson en sanglots : c’est le souffle des ancêtres »
Moune de Rivel a beaucoup écrit pour les autres et a sans doute inspiré des auteurs. Il est des paroles d’Henri Salvador, un de ses amis, qui lui vont à merveille :
« Mademoiselle qui passez sans soucis Dans vos rêves bien plus bleus que la vie J’aimerais même vous chanter sous la pluie tant vos rêves font les jours de ma vie »
© QUOTIDIEN DU JEUDI