« Au firmament du crossover international et définitif » par Paris Move

« Si, comme il est communément admis, c’est sa signature sur Atlantic (via ses moguls Ahmet et Nesui Ertegun) qui lança vraiment la carrière de Ray Charles (après sa plus confidentielle époque Swingtime de 1948 à 1951, qui n’en inonda pas moins des décennies durant les têtes de gondoles chafouines), c’est sa période ABC Paramount qui l’établit durablement au firmament du crossover international et définitif. Et c’est bien le mérite premier de cette sélection par Joël Dufour (spécialiste universellement reconnu de l’œuvre du Genius) que de restituer son caractère essentiel à ce twist in time. Si les trois premières plages de cette anthologie s’inscrivent certes en droite ligne dans la veine de sa période Atlantic, on perçoit dès les quatre suivantes (captées à New-York en mars 1960) la réalisation des aspirations orchestrales d’un Brother Ray pressé d’en découdre, non seulement plus avec ses propres modèles originels (Charles Brown et Nat King Cole), mais désormais avec The Voice himself, Frankie “Ol’ Blue Eyes” Sinatra (cf. les sirupeux “Nancy”, “Ruby”, “Candy”, “Stella By Starlight”, “Cherry” et “Diane”, saturés de chœurs élégiaques et de violons patelins, mais rachetés haut la main par la cover du “Ev’ry Time We Say Goodbye” de Cole Porter). Par bonheur, d’autres prénoms féminins (“Marie”, “Margie” – pour la Hendrix, of course – “Rosetta” ou “Josephine”) perpétuaient encore la verve jazz-soul de l’apôtre d’Albany. Il suffit de d’écouter Brother Ray ânonner ici le pourtant éculé “Chattanooga Choo-Choo” pour saisir l’ambition irraisonnée de ce quasi-trentenaire lancé sur orbite. Élevé à équidose au gospel du dimanche et à l’écoute contrite du Grand Ole Opry, Ray Charles Robinson esquisse ici (avant de le brosser à l’envi) ce qui demeurera l’un de ses tours de force, l’iconoclaste “Modern Sounds In Country And Western Music” (ses covers de “Your Cheating Heart”, “You Win Again”, “Half As Much” et “Hey Good Looking” de Hank Williams, ou encore des “Oh Lonesome Me”, “Don’t Tell Me Your Troubles” et “I Can’t Stop Loving You” de Don Gibson, du “You Don’t Know Me” de Cindy Walker et Eddie Arnold, du “Born To Lose de Frankie Brown”, ainsi que celle, irrésistible, du “Bye Bye Love” du tandem Felice et Boudleaux Bryant, côtoyant ici sans pâlir le “Worried Life Blues” de Big Maceo). Désormais à la tête d’un orchestre tout terrain digne de celui de Count Basie (avec les tueurs Hank Crawford et David “Fathead” Newman aux saxophones), le Genius s’autorisait alors toutes les audaces (y compris ces instrumentaux en big band où il tenait l’orgue Hammond, tels que “Strike Up The Band”, “Mister C”, “Stompin’ Room Only” et “The Birth of The Blues”, issus des sessions pour le LP Impulse “Genius + Soul = Jazz”, arrangées par Quincy Jones et Ralph Burns), sans s’interdire pour autant quelques coups d’œil avisés dans le rétroviseur (“I’m Gonna Move To The Outskirts Of Town” ou “Cocktails For Two”). À présent que le poids de l’Histoire paraît avoir tout abrasé, l’écoute de ces quatre CDs (et 85 titres) n’en contribuera pas moins longtemps à hérisser l’échine de tout authentique amateur de rhythm n’ blues. Les Tables de la Loi, suite : “Hit The Road, Jack”, “Moanin'”, “Sticks & Stones”, “Unchain My Heart”, “The Danger Zone”, “I’ve Got News For You”, “One Mint Julep”, “Georgia On My Mind” ou “Alone Together” (en duo avec Betty Carter) : de l’un ou l’autre côté de l’Atlantique, des minots tels que Georgie Fame, Mike Harrison, Stevie Winwood, Alex Chilton, Eric Burdon, Van Morrison et Joe Cocker n’en perdaient pas une miette… Les obtus qui accusent rétrospectivement Brother Ray d’avoir dès lors affadi son propos ratent leur cible : voici au contraire le séminal Big Bang en action ! »
Par Patrick DALLONGEVILLE – PARIS MOVE