« Bonne nouvelle ! Déjà parue en 2022, cette passionnante autobiographie d’Éric Le Lann ressort chez Frémeaux & Associés. “Scorpion Ascendant Belon” est le récit de vie d’un musicien de jazz, jalonné de rencontres, récit personnel et lucide qui laisse voir les moments d’enthousiasme et de doute inhérents à la création artistique. Eric Le Lann raconte la musique comme un passeport pour la liberté depuis l’enfance en Bretagne en pension, l’initiation par son père à la trompette, le choc d’un accident de voiture puis le départ à Paris comme la volonté de s’affranchir d’un parcours a priori tracé.
En apéritif à sa lecture, cet article paru il y a déjà plus de 30 ans, en juillet 1993 dans Jazzman titré « de l’émotion avant toute chose » :
"Eric Le Lann est le trompettiste français le plus accompli de l’heure. Luminosité du phrasé, capacité d’invention troublante, éclat de la sonorité, le taciturne musicien breton se montre actuellement au zénith de son art. Avec beaucoup de sincérité, il nous parle de sa condition de musicien de jazz en France :
« Au départ, la trompette a été l’instrument de ma liberté et de mon indépendance : le moyen qui m’a permis de fuir mon pays. La Bretagne et mon milieu. Avec le temps, elle est devenue l’instrument de ma dépendance. Pour préserver ma technique, je suis astreint à souffler dedans tous les jours, même quand je n’ai pas envie. Contrairement à d’autres musiciens, je ne vis pas mon instrument comme une extension de moi-même. Ainsi le matin en me réveillant, quand je vois ma trompette, il m’arrive souvent de me demander ce qu’elle fait là. Elle m’apparaît comme un peu étrangère. Quand on est jazzman, la musique on l’a d’abord dans la tête. En dehors de l’obligation de m’entretenir les lèvres, il n’est pas question pour moi de souffler tout seul dans ma maison. A vrai dire, je n’aime mon instrument qu’en condition de concert. La musique ne m’intéresse quand je la joue pour un public qui a choisi de venir m’entendre. Le fait de jouer me sécurise. Plus je joue et plus j’ai envie de jouer. Quand je ne joue pas, je passe la plupart de mon temps chez moi à m’ennuyer. D’un ennui noir et désastreux. Je dois confesser que je suis très mauvais dans la gestion quotidienne du temps, l’artisanat de la durée. C’est pourquoi j’ai besoin de projets, d’échéances pour ne pas sombrer dans la dépression.
Être jazzman est un métier à risques. Quand on débute, on n’a pas toujours conscience de tous les pièges et difficultés qui vous attendent. L’important, quel que puisse être votre style, c’est d’abord de trouver un son qui vous ressemble et vous identifie immédiatement. Le son, c’est la révélation de tout votre vécu, la seule griffe de votre personnalité. Pour le trouver, il ne faut pas avoir peur de se mettre à nu. Comme beaucoup de musiciens d’aujourd’hui, je ne vois plus très bien ce qu’il y a à inventer de radicalement nouveau dans le domaine du jazz. Depuis mes débuts, j’ai traversé dans sa continuité tous ses styles, du New Orleans, au middle jusqu’au bebop. Mais je ne voulais plus rabâcher le bop et ressasser les sempiternels standards toute ma vie. J’ai ressenti le besoin impératif de changer d’horizon pour que la musique continue à m’exciter et me surprendre. Je joue d’abord pour le plaisir. Or j’ai trouvé dans les rythmes binaires beaucoup de gaieté, une énergie et un enthousiasme rafraîchissants. Mais en fait quand je joue binaire, je ne fais que changer la forme sans véritablement toucher au fond. Ma façon de jouer de la trompette reste la même. Qu’il y ait aujourd’hui aucun style dominant n’est finalement pas si grave. C’est même plutôt mieux. Cela ouvre plus d’espace à la personnalité de chaque musicien. L’improvisation, c’est d’abord l’ouverture et la souplesse. C’est toujours l’émotion. La finalité de la musique pour moi, c’est tenter de faire passer, à travers mon instrument, de l’émotion, le plus simplement, le plus directement. Tout le reste est dérisoire. J’ai toujours pensé que le jazz, c’est comme la littérature : il savoir faire des phrases. C’est quelque chose d’inné d’avoir le sens de la phrase, ça ne s’apprend pas.»
C’est bien pour cela qu’il a trouvé en Martial Solal un fidèle complice. Au début des années 1980, le pianiste à la recherche d’un trompettiste pour son Dodécaband, descendit un soir au Cardinal Paf (un club aujourd'hui disparu situé rue Saint-Paul à Paris n pour l'entendre. Coup de foudre ! " Eric est le seul musicien qui figure dans mon big band depuis sa création. C'est un musicien rare avec des idées qui me surprennent toujours. Eric et moi avons une immédiate connivence et partageons une même approche du jazz. Mon duo avec lui fut de loin, avec celui de Jimmy Raney, le plus agréable pour moi. Eric possède un talent considérable, la richesse de son langage est méconnue. J'aime sa sensibilité musicale, sa capacité de réaction, les propositions qu'il me fait. Je pourrais dire d'Eric qu'il joue beau. Avec lui, je n'ai pas besoin de faire d'efforts, je n'ai pas à aller vers eux ou à les attirer à moi." »
Par Pascal ANQUETIL