A ce stade, ça tient du génie quintessencié par Jazz Hot

« Quand Frémeaux et Associés tire la « Quintessence » d’un géant du jazz, l’expression a peu de chances d’être galvaudée. Autant faire confiance de suite à la succulente paire d’Alain (Gerber et Tercinet) pour qu’en l’espèce tout Mulligan y soit : de l’artillerie lourde (Gene Krupa, Stan Kenton) aux arrangements pour combos plus resserrés (l’orchestre de Miles Davis) jusqu’aux pianoless quartets dont la maternité revient à sa moitié d’après-guerre, sans causer des moments où M. Baryton excelle simplement en solo (sur un «Mulligan’s Too» de 18’ en all stars !). Bornée entre 1946 et 1955, cette compil’ intelligente rappelle combien particulier demeure le cas Mulligan parmi les dinosaures. C’est que l’homme défie les antagonismes : New-Yorkais mais Irlandais de pied en cap, Noir dans un corps de Blanc (car « habité par l’esprit » dixit Coleman Hawkins), se frottant à ses pairs de couleur avec un respect absolu (pour s’en convaincre, voir par exemple les photos des sessions avec Ben Webster), parangon du cool émerveillé par les innovations du bop, comme l’atteste ce « How High the Moon » liminaire fignolé pour Gene Krupa. Le jeune Jery (19 ans !) y glisse déjà une pleine portée d’« Ornithology », gravé par Bird une poignée de jours auparavant… Dans son jeu et plus encore dans son écriture cohabitent passé, présent et futur, selon le mot de Dave Brubeck. Aux indémodables « Line for Lyons » et « My Funny Valentine » avec Chet Baker font alors écho, sans le moindre hiatus, le trombone à pistons de l’autre alter ego Bob Brookmeyer et les séances d’accouchement du cool avec le nonet de Miles. Mais aussi les moins courus « Young Blood » dont la montée en puissance signée Stan Kenton évoque le « Night and Day » d’anthologie de Parker. Les raretés enfin, comme ces larges extraits de concerts de 1954 où l’inconfort du trompettiste Jon Eardley n’a d’égal que le talent insolent de ce vieux Gerry au clavier (« Piano Blues », il devrait y avoir des lois contre). Quel que soit le contexte, chaque titre est donc un nid douillet. Une plénitude qui repose autant sur l’orchestration que sur l’économie, voire les silences ménagés par exemple dans un break précédant le solo. C’est que la prose mulliganienne (comme celle de son jumeau Chet) évoque bigrement un quidam qui chante et reprend son souffle sans y penser. L’intéressé égrène d’ailleurs au sujet de son art quelques vérités abyssales : « Alléger, alléger… C’est le grand secret quand on veut fabriquer du naturel. En musique, il faut que les événements surviennent comme les fruits mûrs tombent de l’arbre ». Quoique la perfection des arrangements n’exclue pas les audaces, à l’image de la trompette de Chet introduisant, sibylline, «The Lady Is a Tramp» et se révélant contre-chant sur le thème. A ce stade, ça tient du génie quintessencié… » Thomas Marcuola - Jazz Hot  Supplément compacts n° 644