C’est assez sidérant par Le Nouvel Observateur

Longtemps éloigné de la scène du jazz, on avait fini par oublier ce grand pianiste français. Il revient au premier plan avec « Octaèdre », un exceptionnel hommage musical à Julio Cortázar, écrivain jazzophile. « Je vous rassure, je travaillais beaucoup pour la télévision. C’était bien payé et j’avais une liberté totale », répond malicieusement le pianiste François Tusques quand on s’enquiert de ses moyens de subsistance lors de sa trop longue absence du petit monde du jazz. Il a ainsi signé, entre autres collaborations, les musiques de divers projets de Jean-Denis Bonan (dont un consacré à Isabelle Eberhardt récemment diffusé par « Métropolis », magazine d’Arte), ou celle des quinze épisodes de la série télévisée « Génération », tirée du livre de Patrick Rotman et Hervé Hamon sur Mai-68. […] Cette année, François Tusques revient directement en première ligne avec « Octaèdre », son plus beau disque à ce jour, dont le prétexte est toujours littéraire puisqu’il s’agit cette fois d’une rencontre avec l’œuvre du grand écrivain argentin Julio Cortázar. […] Jean-Louis Wiart travaille dans une association de formation professionnelle pour adultes, et cultive une passion dévorante pour le jazz et la littérature. « Un jour, j’ai dit à François : puisque personne ne s’occupe de toi, je vais produire ton prochain disque. Il m’a traité de fou, mais j’ai quand même fondé le label AxolOtl », titre d’une nouvelle de Cortázar (in « Les Armes secrètes », où l’on croise, dans « l’Homme à l’affût », l’ombre d’un certain Charlie Parker). Correspondances encore : « Il y a quelques mois, se souvient François Tusques, le Passage du Nord-Ouest m’avait demandé de participer à un hommage à Charles Mingus. J’y jouais déjà « la femme de Sigmund Freud ». […] Le rapport avec Cortázar ? On y vient : « On parle souvent de Buenos Aires, où Cortázar eut la révélation du jazz, comme de la ville aux deux mille psychanalystes, poursuit Jean-Louis Wiart. François a depuis longtemps le projet d’un spectacle de tango avec sa compagne, Isabel Juanpera. Cortázar, c’était donc à la fois le tango, le jazz et la littérature. L’idée d’un disque autour de lui s’est imposée d’elle-même. » CQFD. « Il faut toujours avoir une raison de faire les choses, glisse doucement François Tusques. Ce disque m’a permis d’enregistrer un tango, mais aussi de rejouer des thèmes comme « Round about Midnight », « Koko » ou « Embraceable You ». » Heureusement pour nous. On les a rarement entendus repris avec autant d’honnêteté, de clarté et de force. Tusques manifeste d’ailleurs une telle compréhension de la musique de Thelonious Monk, Bud Powell ou Charlie Parker que certaines de ses compositions, comme « le Moine » ou « Souvenir de l’oiseau », ont l’air d’inédits de ces géants du jazz. C’est assez sidérant. Tusques, qui aime le jazz d’amour fou, entretient très logiquement avec lui des relations complexes. En 1965, avec François Jeanneau, Michel Portal, Bernard Vitet, Beb Guérin et Charles Saudrais, il enregistre pour les disques Mouloudji « Free Jazz », le premier manifeste made in France de cette « nouvelle chose » que le petit monde du jazz n’a toujours pas digérée. Il joue avec les grands noms comme Sunny Murray ou Clifford Thornton, enregistre son premier album solo (« Piano Dazibao ») et tourne aussi avec la chanteuse Colette Magny. « C’était incroyable, se souvient-il avec une nostalgie amusée, on remplissait les plus grandes salles de France. Nous représentions vraiment quelque chose pour les gens qui venaient nous entendre. » Ce « quelque chose », c’était l’esprit de rébellion qui allait accoucher de Mai-68. Durant les années « gauchistes », François Tusques travaille beaucoup avec le Parti communiste révolutionnaire, un groupuscule marxiste-léniniste. « Je n’en ai jamais été membre, même si pendant deux ans je n’ai pratiquement donné que des concerts militants. » Du coup, on lui colle l’étiquette de « musicien d’extrême gauche », qu’il a payée au plus fort. Les patrons de boîtes, les programmateurs de festivals l’évitent. « Sans faire de parano ça a dû jouer, mais pas tant que ça, même si à l’époque je faisais peur. Vers 1972, je me suis senti en porte-à-faux par rapport au jazz. Pour des raisons personnelles, j’ai quitté Paris pour aller vivre en Bretagne. Je jouais avec Diaouled Ar Menez (les Diables de la montagne), un groupe de musique traditionnelle. » C’est encore son bon plaisir (« je n’ai jamais eu de démarche politique par rapport à la musique ») qui le conduira à réunir plus tard dans l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra le saxophoniste guinéen Jo Maka, le tromboniste togolais Ramadolf Adolf Winkler, le trompettiste occitan Michel Marre et le percussionniste algérien Guem, pour ce qui apparaît aujourd’hui comme une très involontaire esquisse de la future « world music »… L’idée l’amuse une seconde, et il ajoute : « Aujourd’hui, j’ai juste envie que l’on sache que je rejoue en solo. » on passe bien volontiers le message.
Par Bernard LOUPIAS – LE NOUVEL OBSERVATEUR