« Ecoutez, c’était le XXe siècle... » par Télérama

Qu’est-il advenu de notre mémoire sonore ? Où sont-ils donc passés tous ces bruits, ces voix, ces témoignages enregistrés sur cylindre d’acétate ou bandes magnétiques qui racontent chacun un peu de notre histoire ? Quand ils n’ont pas disparu , ils dorment à l’abri du monde, loin de notre curiosité, dans les armoires de l’INA, de la phonothèque de la Bibliothèque nationale ou encore chez les particuliers, dans des collections privées. Heureusement, quelques rares éditeurs font de la résistance. Les Editions Frémeaux & Associés font partie de ces irréductibles qui, depuis quelques années, entreprennent de collecter, « nettoyer », réhabiliter et surtout de rendre accessibles des pans entiers de cette mémoire engloutie. Après avoir fait revivre la guerre de 14, le Front populaire et les riches heures du socialisme - en exhumant notamment les discours de ses pères fondateurs -, ces « archéologues du son » viennent de passer à la vitesse supérieure. Coéditée et réalisée avec le concours des équipes de Radio France et de l’INA, leur Anthologie du XXe siècle par la radio est destinée à faire date. Des souvenirs d’une passagère du premier métro, en 1900, à l’allocution de Lionel Jospin justifiant les frappes de l’Otan au Kosovo devant l’assemblée nationale, ce coffret de six CD se veut davantage un florilège qu’une somme définitive. Partant du postulat qu’on ne saurait raisonnablement faire tenir un siècle aussi riche et remuant que le nôtre sur six heures d’enregistrement, les auteurs ont choisi, au-delà de la simple chronologie des évènements telle qu’elle a été diffusée sur les ondes françaises, de privilégier l’émotion. Si Patrick Frémeaux  et Jean-Pierre Guéno – qui est également directeur de la communication et des éditions Radio France – accordent une large place aux fractures de ce siècle  (les guerres mondiales, la guerre d’Indochine, le guerre d’Algérie, les assassinats de Kennedy et de Gandhi…), ils n’oublient pas pour autant d’autres faits qui ont marqué la société hexagonale : le vote des femmes, Mai 68, le Tour de France, l’abolition de la peine de mort, la dernière Coupe du monde de foot… Avec la volonté, lorsque c’est possible, de présenter l’évènement sous un angle différent et inédit. L’émotion naît souvent du décalage. Il suffit parfois de peu de chose, comme cette petite prière prononcée (et enregistrée dans le cockpit !) par le pilote du bombardier qui s’apprête à larguer la mort atomique sur Hiroshima. Ou encore la poignante présentation du concert donné en suisse par Toscanini et Horowitz le 30 août 1939, ultimes instants de finesse et de civilisation avant le basculement dans le chaos. Des moments suspendus, miraculeusement rescapés de l’oubli, qui valent à l’aune de l’émotion les meilleurs livres de souvenirs. Cette anthologie fait aussi la part belle aux grandes voix du siècle. On y retrouve des organes familiers : de Gaulle, Orson Welles, Cocteau, Prévert, et quelques timbres plus rares : Gaston Bachelard, Léon Blum, Jean Vilar, Utrillo, Mistinguett. Même papa Sigmund, Freud en personne, est de la même partie. Etonnante voix aiguë, à la fois enfantine et professorale. Comme le souligne Philippe Meyer, qui a tiré de cette anthologie une série d’émissions diffusées l’été dernier sur France Culture : « On est frappé, en les entendant, de ce qu’un timbre, une élocution, une rhétorique peut suggérer d’un tempérament, d’une volonté, d’une intelligence, d’un caractère. Un entretien avec Louise Weiss, l’infatigable militante pour le droit de vote des femmes, et l’on est ébloui par un tempérament hors du commun, une détermination d’autant plus ardente qu’elle est exprimée avec une implacable pondération, et dans une langue dont la pureté et la précision redoublent l’efficacité ». Pouvoir des mots, et surtout de l’expression, dont la radio dès son développement dans les années trente devient le relais et l’amplificateur. Premier mass media moderne, rapide, réactif, elle s’avère également, pour qui sait s’en servir, un formidable instrument de propagande. L’extrait d’un discours de Hitler est là pour nous le rappeler. Méfions-nous des trop bons orateurs, de leur goût pour les formules et les applaudissements. L’un des grands mérites de cette anthologie est de revenir sur les coins sombres de notre histoire (par exemple, le massacre du métro Charonne en 1962) et d’insister sur l’Occupation. Même si le sujet est aujourd’hui à la mode, il faut absolument écouter ce qui se disait sur l’antenne de Radio Paris au début des années 40, pour comprendre, ressentir. Ah, le beau reportage sur l’odieux attentat perpétré contre Pierre Laval, ou le départ des héroïques Waffen SS français sur le front de l’Est. Et que dire des chroniques de Jean-Hérold Paquis, speaker vedette de cette radio collaborationniste… Encore un qui maniait bien les mots. « C’est incroyable d’entendre ça, avoue Patrick Frémeaux, qui prépare un coffret sur la Déportation. Ca n’a rien à voir avec les documentaires que l’on a déjà pu voir. C’est beaucoup plus fort, justement parce qu’il n’y a pas d’images, que l’œil n’est pas distrait. Là, on ne peut pas passer à côté du contenu. La haine est palpable, et d’autant plus effrayante qu’elle est ordinaire. Ce qui frappe le plus, c’est la complète décontraction des speakers de cette époque, leur totale absence de doute. » Comme dans toute anthologie, il y a des trous et des absences. On s’étonne d’entendre Camus mais pas Sartre, Cocteau mais pas Guitry. Jusqu’au Titanic, qui a sombré corps et biens dans la mémoire radiophonique… « C’est la loi du genre, explique Jean-Pierre Guéno, il y a forcément une part d’arbitraire. Mais, en même temps, ce n’est pas la responsabilité d’un seul, et c’est ce qui nous protège des dérapages. Ce projet a été porté par une cinquantaine de personnes : service de documentation, producteurs, etc. Et le choix des quatre-vingt-douze extraits s’est fait à tous les niveaux. Personnellement, j’aurais bien inséré la voix d’Apollinaire, mais ça n’a pas été retenu. Et c’est sans doute mieux ainsi. Ce travail collectif avec des sensibilité et des métiers différents, c’est notre meilleure garantie ». Et puis, même avec la meilleur volonté du monde, il y a les documents manquants. De chers disparus et non des moindres, comme le fameux « appel du 18 Juin », dont on n’a toujours pas trouvé l’enregistrement original. Celui que l’on connaît date en réalité du 22 juin ! Autre cas de figure : l’interdiction pure et simple. Rien n’empêche les héritiers ou ayants droit de s’opposer à l’utilisation d’enregistrements, même s’il s’agit de personnages publics. C’est ce qui s’est produit ici avec une interview de Coco Chanel. La direction de la célèbre marque de couture a en effet estimé, selon Patrick Frémeaux, qu’il y avait « incompatibilité entre la teneur de cet entretien et l’image que Chanel souhaite défendre aujourd’hui ». Dommage qu’au nom d’une stratégie marketing on écorne ce qui relève du patrimoine collectif… Reste au final un bel objet de connaissance et d’émotion, premier jalon d’importance d’une reconquête plus vaste dont les radios seront les premières bénéficiaires. Radio France ne s’y est pas trompé, qui puise de plus en plus dans le manne des archives sonores pour nourrir ses programmes. Et ce n’est sans doute qu’un début. Stéphane JARNO - TELERAMA