« Extraordinaire importance musicale » par Jazz Classique

Dans notre numéro de novembre 2006 (n° 43), j’ai salué avec beaucoup d’enthousiasme la naissance de cette (presque) intégrale qui laissait sagement de côté quelques prises ou enregistrements mineurs, donnait à entendre une musique correctement restituée présentée agréablement dans un copieux livret où l’on trouvait à la fois tous les renseignements discographiques nécessaires et un texte bien écrit, par Daniel Nevers, maître d’œuvre de l’aventure et excellent vulgarisateur. Le volume deux a conforté ma bonne impression. La qualité sonore est toujours là (même si l’on peut toujours trouver pour tel ou tel titre une meilleure restitution ailleurs, dans les Bessie Smith de chez Frog, par exemples). Ont été écartés deux Sippie Wallace (Baby, I Can’t Use You No More – Trouble Everywhere I Roam), deux Maggie Jones (Thunderstorm Blues – If I Lose Let Me Lose), un Clara Smith (Broken Busted Blues), trios prises de Fletcher Henderson (Mandy – Why Couldn’t It Be Poor Little Me? – Alabamy Bound), trios de Trixie Smith (Mining Camp Blues – The World’s Jazz Crazy And So Am I – Railroad Blues), une de Bessie Smith (Nashville Women Blues) et une de Coot Grant (Find Me At The Greasy Spoon). En revanche, il y a une prise inédite de Naughty Man. Ici, comme dans la prise connue et dans la version enregistrée deux semaines auparavant (titres 16 et 19 du CD 3 du vol. 1), Louis joue en solo les seize premières mesures du dernier chorus. Ces solos présentent des nuances notables, à commencer par le break initial, toujours très réussi et toujours très différent. Côté livret, je ne partage pas toujours les goûts et jugements de l’auteur, en particulier sur Clara Smith, classée dans le catégorie « pas-si-mal-qu’on-a-bien-voulu-le-dire », classement justifié par « Clara Smith, trop souvent qualifié de bêlante, très honorable sur le sombre Shipwrecked Blues et les deux prises de Court House Blues. » Je n’avais jusqu’à présent lu que des éloges de l’admirable Clara. Ces « pas-si-mal » et « honorable » m’ont surpris et momentanément peiné, mais qu’importe, Daniel Nevers a le droit de penser cela et de l’écrire. (…)
Etait-il nécessaire de consacrer autant de consacrer autant de place (deux colonnes !) à une phrase malheureuse qu’Hugues Panassié publia en 1947 à propos de la dernière séance de Louis chez Fletcher ? Le critique avait cru un temps que certains courts passages étaient l’œuvre d’un imitateur d’Armstrong. Mais il avait lui-même rapidement rectifié ses propos, avant même que Daniel Nevers n’écoute ses premiers disques de Fletcher Henderson… Il était par conséquent totalement inutile de s’interroger un demi-siècle plus tard sur l’identité du trompettiste imitateur. C’est se faire mousser à bon compte que de reprocher à Hugues Panassié ses erreurs d’identification des années trente et quarante, quand on sait la dureté avec laquelle Panassié jugeait son travail de cette époque, quand on sait aussi que Panassié a corrigé lui-même la plupart de ses erreurs. Dans de nombreux domaines discographiques, Panassié est parti de rien, a dû faire avec les témoignages erronés de nombreux musiciens qu’il a pris la peine d’interroger, etc. Nous devons tous beaucoup à ce travail de défrichage colossal. A côté de ça, Hugues Panassié a fait des choix, émis des jugements, pris des positions que l’on n’est pas forcé de partager. On peut le critiquer, bien sûr, je ne m’en suis d’ailleurs pas privé. Mais s’appuyer sur cette phrase écrite en 47 pour lui reprocher violemment sa « surdité » à propos de Louis Armstrong n’est pas très malin. Fallait-il revenir, pour les contester, sur les recherches et les réflexions d’Irakli à propos du moment où Louis Armstrong était passé du cornet à la trompette ? Irakli avait consacré quatre pages à cette question dans le livret du huitième volume de l’intégrale Armstrong de Masters of Jazz. Avec beaucoup d’érudition, de logique… et de prudence, il était arrivé à la conclusion que ce changement intervenait entre les deux premières séances du Hot Five. Il aurait fallu détenir une nouvelle pièce à verser au dossier pour le rouvrir. Tout ce que propose Daniel Nevers repose sur sa seule écoute : « A présent admettons-le, l’écoute des gravures de l’an 1926 n’est pas toujours très convaincante. Si l’on a bien l’impression qu’il est effectivement trompettiste dans les faces du 28 avril par Erskine Tate et les Lill’s Hot Shots, le reste de la production – juin et novembre – laisse supposer que, quoi qu’il ait pu déclarer longtemps après, il a repris son bon vieux cornet ! A moins, évidemment, que la technique Okeh, pas vraiment très en pointe cette année-là, ne crée la confusion. » Irakli avait pourtant prévenu, il est impossible à l’écoute de ces faces de distinguer la trompette du cornet. Lors d’une assemblée générale de Jazz Classique, je me souviens avoir demandé à Irakli, Marc Richard et Dan Vernhettes, trois praticiens de la trompette (et du cornet) s’ils étaient capables de distinguer un cornet d’une trompette dans un enregistrement. Tous trois s’accordèrent pour dire que, s’il était possible, dans certaines situations, de reconnaître une trompette, dans la plupart des cas, cette distinction était impossible. Pour corroborer ceci, voici une anecdote édifiante. En 1994, Irakli et son Hot Four enregistrèrent un disque remarquable dans lequel, contrairement à ce qui est dit au dos du CD, le trompettiste joue du cornet, à l’exception de trois morceaux. Irakli a récemment voulu retrouver les titres dans lesquels il avait utilisé sa trompette. Il a réécouté le CD et fut incapable de formuler la moindre hypothèse fiable… Heureusement, il avait, depuis l’époque de ces enregistrements, conservé des papiers où ces renseignements figuraient. Comme il s’agit d’un enregistrement moderne, de belle qualité, réalisé dans un seul studio, ceux qui croient pourvoir différencier la trompette du cornet dans les enregistrements de 1926 devraient commencer à s’entraîner avec celui-ci.
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P.S. : Faut-il encore souligner l’extraordinaire importance musicale de ces faces ? Les nouveaux amateurs se doivent de les découvrir. Quant aux autres, à côté d’un plaisir toujours renouvelé, ils rafraîchiront leurs connaissances et feront même certainement des découvertes. Il a y tant de richesse accumulées dans ces premières séances de Louis Armstrong ! Philippe Baudoin, par exemple, m’a signalé qu’il venait, grâce à cette édition, de réécouter toutes les faces où joue le merveilleux pianiste Hersal Thomas et qu’il ne se souvenait pas avoir remarqué précédemment l’intro du Special Delivery Blues de Sippie Wallace. Le tout jeune Hersal joue là, en avant première, le début du Pinetop’s Boogie Woogie !
Guy CHAUVIER – JAZZ CLASSIQUE