L'élévation de l'âme par Le Magazine Littéraire

Notre temporalité n’est pas la leur. Il est rare que Le Magazine Littéraire choisisse de revenir sur un événement éditorial qui apparaîtra peut-être dans un an ou deux comme relevant de la pure émulsion médiatique. Pourtant, cette achat massif, certains diront compulsif, de la brochure – et non du livre, c’est entendu – de Stéphane Hessel, titrée Indignez-vous ! nous intéresse. Nous nous garderons bien d’en tirer des considérations politiques ou de relever les faiblesses d’un texte qui pèche parfois par simplisme et souvent par relativisme. Il y a des degrés dans l’indignation comme dans la colère ou la révolte, et tous les évènements qui heurtent notre conscience ne peuvent être placés sur un plan identique. A l’inverse, il est préférable d’ignorer les aigreurs de certains essayistes ou philosophes se voyant, d’un coup, dépassés dans leur course vers les sommets de la gloire par un homme de 93 printemps. Hésiode nous le disait déjà : « Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur » (Les Travaux et les jours, v. 25-26). On comprend leur amertume. Cette génération poursuivie par ses fantômes se demande : « A quoi cela servit-il de trahir nos « idéaux soixantuitars » si l’on se fait aujourd’hui bousculer par une figure issue de la Résistance ? Décidément, nos anciens ne savent plus se tenir. Ces snipers qui tirent sur Stéphane Hessel nous rappellent le mot d’Umberto Eco quand il parlait de « ceux qui veulent faire la révolution avec l’autorisation de la préfecture ». La littérature et l’indignation entretiennent des rapports passionnés. Le procès de Socrate, l’affaire Dreyfus, l’affaire Calas, l’extermination des indiens d’Amérique, le bombardement de Guernica, la destruction des Twin Towers… la liste est longue des crimes qui, par-delà les souffrances causées par les victimes, ont suscité l’horreur universelle et la réprobation des témoins, tout en inspirant les philosophes et les écrivains. Dans son ouvrage extrêmement stimulant De l’indignation (Ed. La table ronde, 2005) le philosophe Jean-François Mattéi dévoile « la scène primitive de l’indignation philosophique » qui est non pas la mort de Socrate, mais son procès. En effet, l’indignation ne consiste pas à s’apitoyer sur son sort, à pleurer sur ses propres malheurs. Elle n’est pas une ordonnance philosophique qui nous prescrit, comme c’est le cas actuellement de la « moraline ». Rien d’étonnant  si Nietzsche s’écrie : « Nul ne ment autant qu’un homme indigné ». Juvénal avant lui avait ricané en écrivant : « Facit indigniatio versum », affirmant qu’une personne manquant des dons requis pour faire des vers pouvait néanmoins devenir poète si elle laissait parler son indignation. Certaines formes de l’art contemporains (les plus voyantes ?) répondent parfaitement à cette définition. Mais, précisément, il ne s’agit pas de la mort de Socrate sinon de son procès. S’indigner, c’est rendre sa dignitas, son rang civil, à des personnes, des idées ou des actions humaines qui ont été déchues. Aussi, contrairement à la colère, qui est le résultat d’une émotion et qui peut exploser pour les motifs les plus variés, l’indignation repose sur un fond de vérité rationnelle qui ne demande qu’à s’expliciter. Révolté par le spectacle de l’injustice (Socrate devant ses « juges »), le philosophe brûle de faire valoir les arguments de la justice. Cette ardeur éveille à l’éthique ; le démon de l’indignation est une ouverture au Bien comme l’étonnement est le premier moment du savoir ontologique. C’est ce que Bernanos a résumé par une belle formule quand il présente l’indignation comme « l’élévation de l’âme ». L’écrivain savait que le contraire de l’indignation n’est pas la raison mais la résignation. j.mecescaron@yahoo.fr - LE MAGAZINE LITTERAIRE