« L’émotion pure » par l’Alsace

Ce 17 juillet 1950, à l’aéroport d’Orly, on attend le retour de Maurice Herzog et de l’expédition française qui vienne de vaincre l’Annapurna, l’un des plus haut sommets de l’Himalaya. Georges de Caunes est en direct à la radio. Mais hélas, Herzog et ses amis tardent à apparaître et le reporter est obligé de longuement meubler : « Toujours pas de Herzog à la porte de l’avion… Nous croyons savoir qu’il a été sauvé d’une crevasse mais que ses pieds et ses mains ont beaucoup souffert. » Et comme il ne se passe toujours rien, De Caunes raconte les passagers qui sortent, les cris dans la foule, une hôtesse qui passe… Et puis, soudain, le ton monte : « Voilà Maurice Herzog ! » L’homme de radio raconte le « grand garçon de trente ans, bruni par les épreuves », porté par ses amis, les mains et les pieds pris dans des pansements. De Caunes est tout prêt d’Herzog : « Bonjour, Maurice ! Ca va, mon vieux ? » Un instant de radio mais aussi de mémoire comme on en trouve près d’une centaine, historiques ou anecdotiques, dans l’Anthologie du XXe siècle par la radio, une belle aventure audio née en novembre 1998 dans un petit restaurant asiatique à deux pas de la Maison de la  Radio à Paris où se rencontrent Jean-Pierre Guéno, directeur des éditions, de la commercialisation et de la communication à Radio-France et Patrick Frémeaux, le patron de Frémeaux et Associés, une société née il y a huit ans avec l’ambition de mettre en valeur le patrimoine sonore de la première moitié du XXe siècle… Patrick Frémeaux raconte : « Il y avait un côté rêve dans cette idée… Parce qu’il fallait trouver les enregistrements et pour cela, nous avons travaillé avec l’INA, les remettre dans leur contexte socio-historique, être sûr que c’est bien la voix d’Hitler et non pas celle d’un autre Allemand qu’on entend, les restaurer, obtenir les droits, ce qui est difficile, et les commercialiser, ce qui est encore plus difficile ». Parce que vendre mes produits culturels n’est pas une mince affaire. Mais, à 32 ans, Patrick Frémeaux a déjà de la bouteille et surtout, il est passionné par l’édition. Après avoir été tourneur de concerts, organisateur de festivals, avoir ouvert une galerie d’estampes, il a entrepris de réaliser, non pas des disques qui alignent seulement les plages, mais un vrai travail thématique sur le son. Au point que Frémeaux et associés est aujourd’hui, dans son créneau (où l’on trouve aussi les Américains de Rounder), la première société au monde. « Sur le patrimoine sonore de ce siècle, il n’y a jamais eu de travail réalisé scientifiquement, de manière muséale… » Frémeaux s’est donc attaché à révéler (par opposition à la musique classique) ou à illustrer l’importance des musiques du monde, la world music avec, par exemple, les musiques cubaines, yiddish, tziganes, la biguine ou encore le choro, né dans le port de Rio de Janeiro, mélange de percussions africaines, de samba et de phrasés mélodiques européens. « Tout cela a été balayé par Hitler. Le jazz s’en est sorti parce que s’était la musique de la Libération. Et puis l’arrivée de la télévision a aussi fait disparaître des merveilles audio… » En ayant produit , depuis ses débuts, quelque 400 ouvrages, Frémeaux et Associés, label le plus primé au monde, joue un véritable rôle de réhabilitation historique mais s’inscrit aussi dans une démarche politique face au risque d’une culture mondiale monolithique… Pour l’Anthologie de la radio, Frémeaux et Guéno ont effectué une présélection de 400 enregistrements pour finalement en conserver 92 dont, évidemment, des « incontournables » comme l’appel du 18 juin 1940 de De Gaulle depuis Londres, sachant que les propos appelant les Français « à continuer le combat là où ils le pourront… » n’ont pas été enregistrés le jour même et que le Général a renouvelé son appel le 22 juin. Dans le veine historique, il y a aussi la voix chevrotante de Pétain qui, le 17 juin 1940, faisant « à la France le don de sa personne pour atténuer sa souffrance », prend la direction du gouvernement de la France… « La radio donne un espace à l’imaginaire, souligne Patrick Frémeaux. Quand on se concentre sur l’audio, le cerveau a plus de facultés à aller au fond des choses. C’est vrai, ainsi, pour le dernier enregistrement de l’anthologie consacrée au discours devant l’Assemblée nationale de Lionel Jospin à propos des frappes de l’OTAN sur le Kosovo. J’avais vu le discours à la télévision mais le réécouter sans les images, lui donne une perspective historique, morale et affective et une profondeur que la télévision avait cachées… »  Selon les régimes et les époques, la radio peut servir d’instrument d’éveil ou d’abrutissement, véhiculer la propagande ou la désinformation ou devenir outil de connaissance et de résistance. Ici, elle réhabilite aussi un Paul Valéry, souvent critiqué sur ses positions face à Vichy et qui, le 1er septembre 1939 à la Radio nationale, dénonce la sombre méditation ou l’autorité monstrueuse d’un solitaire nommé Hitler… Et puis, la radio, c’est aussi une couleur sonore, des voix reconnaissables entre toutes, d’autres dont le souvenir s’est estompé, un ton aussi qui suggère un tempérament, une intelligence, un caractère… Passent là Gaston Bachelard ou Jean Vilar, Louis Lumière ou Sigmund Freud, Cocteau ou Blum, les Waffen SS français de 1943 et les propos haineux de Jean-Hérold Paquis sur Radio-Paris, Marcel Cerdan envoyant au tapis Hasan Diouf ou les chars soviétiques entrant dans Budapest, la guerre d’Algérie et l’assassinat de Kennedy ou, plus près de nous, l’évacuation des sans-papiers de l’église Saint-Bernard à Paris, le flash spécial sur Inter pour le verdict dans le procès Papon ou la victoire des Bleus au Stade de France le 12 juillet 98… Et puis, la radio, c’est aussi l’émotion pure. Ainsi avec Samy Simon qui, depuis le festival de Lucerne, le 30 août 1939, sait qu’il commente la dernière soirée radiophonique avant la guerre. Le festival s’achève. L’ultime concert doit réunir Toscanini au pupitre et Horowitz au piano. A la veille de l’un des plus grands drames de l’Histoire, le public suisse achète, en deux heures, toutes les places. 300 stations de radio diffusent le concert à travers le monde. Et Samy Simon raconte : « Le latin et le slave, l’aryen et l’hébreu s’associent pour faire entendre un message d’amour. Toscanini – Horowitz, normalement, c’est un événement. Aujourd’hui, c’est un signe et, par delà les conflits de race, la violence et la haine, un appel à la vie… » Pierre-Louis CEREJA – L’ALSACE