« La mythologie Fats Domino » par Jazz News

Depuis longtemps avoir envie de rendre hommage de son vivant à l’un des plus grands héros de la musique populaire du siècle dernier. Se documenter en cherchant articles, chiffres, témoignages, disques et pourquoi pas un contact pour recueillir, ne serait-ce, que quelques mots du héros. Recevoir ce copieux coffret de six CD, remplis jusqu’à la gueule de chefs-d’œuvre à l’éternelle fraîcheur. Les écouter, émerveillés par la diversité des styles et registres adoptés tout en admirant la cohérence et la permanence de l’inspiration. Et puis, quelques jours après cette séance d’écoute extatique, apprendre la disparition d’Antoine Dominique Domino… Avec Louis Armstrong, Fats Domino est peut-être l’autre grande figure musicale de la Nouvelle-Orléans, le dépassant peut-être en termes de popularité comme tendraient à le montrer les 25 millions d’albums vendus en 1957, à peine sept ans après des débuts fracassants. Des débuts, en 1950 donc, qui mettent aussi à mal le date de naissance du rock’n’roll quatre ans plus tard dans un studio de Memphis, aussi belle et remarquable soit cette nativité un peu fantasmée. Elvis Presley ne s’en cachait même pas. « Le rock’n’roll était bien là avant que j’arrive. Il faut regarder les choses en face : je ne peux pas chanter comme Fats Domino. Je le sais », avouait le King, comme le relève justement Bruno Blum, l’auteur de cette somme discographique insurpassable documentant de manière inédite les années Imperial. Et puisqu’on évoque ce label historique, osons le cliché : un pianiste noir, créole de Louisiane, signé par le label d’un fils d’émigré russe juif – Lew Chudd né Louis Chudnofsky – enregistré par un jeune vendeur de matériel électrique d’origine italienne – Cosimo Matassa – dans l’une des plus anciennes villes des Etats-Unis – trois cents ans l’année prochaine – qui serait aussi et simultanément la plus emblématique et la plus originale, tout cela tient de la mythologie. Une mythologie pourtant bien réelle puisque Fats Domino vivra dans sa chair les paradoxes d’une Amérique où tout est possible, mais pas forcément pour tout le monde et avec les mêmes facilités. Sa vie – jusqu’à ce sauvetage in extremis sur le toit de sa maison au lendemain de Katrina – est marquée par les aléas d’une ségrégation bien vivace dans un pays où il faut subir des humiliations quotidiennes, où chaque concert peut représenter un danger, mais que son succès autant que sa bonhommie légendaire ont fait reculer. Son influence s’est en effet distillée de chaque côté de cette corde qui séparait les Noirs des Blancs pendant ses concerts : Little Richard et une bonne partie des pionniers jamaïcains de ce qui deviendra le reggae, mais aussi Elvis Presley, Buddy Holly, Lennon-McCartney – avec « Lady Madonna » pour révérence – Bobby Charles, Dr John, et caetera… Sans compter ceux qui vendirent plus que lui sur son répertoire sans forcément s’en acquitter moralement. Fats Domino embrasse large – blues, boogie-woogie, swing et jazz moderne et même country ce qui finira par lui coûter une deuxième carrière en quittant NOLA pour rejoindre Nashville au moment de son contrat avec ABC-Paramount – mais étreint bien. De « The Fat Man » qui explose sur acétate en 1949 à « dance with Mr Domino », cent vingt traces d’une incomparable permanence qu’on a trop souvent réduite au big beat s’offre à vous dans les meilleures conditions du marché (crédits, mastering, sélection). On allait oublier : l’alter ego Dave Bartholomew, responsable de la plupart des arrangements si typiques notamment sur les vents, est presque centenaire. Et à lui, au moins, ce coffret – et modestement ces quelques lignes – rendront hommage de son vivant. (…)
Par Bruno GUERMONPREZ – JAZZ NEWS