La politique est-elle esclave de la finance ? par Optimum

« Grande argentière ». Cette nouvelle expression a fait irruption dans le jargon politique par la grâce de la nomination de Christine Lagarde au ministère de l’Economie, des Finances et de l’Emploi. La formule va comme un gant à cette femme qui règne sur 400 milliards d’euros de dépenses publiques. Grande, Christine Lagarde l’est par la taille, nous verrons vite si elle l’est aussi par le talent, tant les pièges en tout genre jalonnent sa route. Argentière ? Avant d’entrer en politique, Mme Lagarde dirigeait à Chicago un des premiers cabinets d’avocats mondiaux (4400 collaborateurs dans 35 pays), dont elle a gravi tous les échelons en vingt-cinq ans de carrière. Sous sa présidence, Baker & McKenzie a augmenté son chiffre d’affaires de 50 %, pour clôturer l’exercice 2004 à 1,228 milliard de dollars. Si la longue dame grisonnante de Bercy jongle donc depuis longtemps avec les zéros et les micros, les questions de « L’Optimum » l’ont quand même surprise. Tant mieux, on est là pour ça.
L’Optimum : Pourquoi y a-t-il, dans la classe politique française, une telle réticence à parler d’argent ?
Christine Lagarde : Je crois que, au-delà même du monde politique, nous avons, nous, Français, du mal à parler de réussite professionnelle et financière. Dans le monde anglo-saxon, on évoque facilement la question de la rémunération des uns et des autres. Quand on parle avec des hommes d’affaires chinois aussi, on constate qu’ils n’ont aucun complexe à parler d’argent.
O : Les Français trouvent même vulgaire cette manière qu’ont parfois les Américains de juger l’autre en fonction de ce qu’il gagne.
CL : Oui, pour des raisons historiques et culturelles. L’Eglise catholique a marqué de son empreinte notre rapport à l’argent. La chevalerie française voulait aussi qu’on manie les armes, mais surtout pas le porte-monnaie. Les activités liées à l’argent n’ont jamais été considérées comme nobles dans notre pays.
O : Vous aimeriez que les mentalités changent ?
CL : Je voudrais, en effet, plus de transparence et moins de suspicion. Quand on ne sait pas, on imagine… C’est pour cela qu’il vaut mieux tout mettre sur la table. […]
O : Ne serait-il pas plus sain que les responsables politiques français gagnent mieux leur vie ?
CL : La proposition du président de la République de mettre entre les mains du Parlement le niveau de sa rémunération est excellente. Et qu’il y ait une hiérarchie des salaires me paraît normal.
O : Le président doit gagner plus que son Premier ministre qui doit gagner plus que ses ministres ?
CL : Il faut une corrélation entre la responsabilité, les risques et la rémunération. Devrait-on gagner plus ? Dans le métier que l’on fait, il y a une part de service. A un moment de sa vie, on peut décider de mettre entre parenthèses ses ambitions personnelles pour servir son pays. Notre mission est tellement exaltante que cela vaut bien quelques contreparties. Je précise enfin que les rémunérations des hommes politiques français correspondent à celles qui ont cours chez nos voisins européens.
O : Vous avez divisé votre salaire par dix en quittant la direction de votre cabinet d’avocats américain pour devenir ministre. Pourquoi un tel sacrifice ?
CL : J’ai une fascination pour la politique qui vient de loin. Mon père a été très actif dans ce secteur, et je crois assez au dicton qui dit qu’on passe sa vie à tuer son enfance. Par ailleurs, j’ai l’amour de la France, que j’ai trop vue critiquée, vilipendée, notamment lorsque je vivais à l’étranger. Si mon action, en liaison bien sûr avec celle de Nicolas Sarkozy, permet à la France de jouer au-dessus plutôt qu’au-dessous de ses capacités, ce serait formidable.
O : Où est le vrai pouvoir dans notre pays ? Entre les mains des politiques ou entre celles des patrons ?
CL : Il y a un subtil partage entre les deux. J’ai constaté qu’en période de grosses turbulences financières on se tourne vers la politique, vers la Banque centrale européenne, vers les gouvernements. On apprécie le rôle régulateur de l’Etat.
O : Dans la pratique, qui courtise qui ?
CL : Cela dépend. Je vais vous donner un autre exemple. Je veux refaire de Paris une place boursière importante. Pour cela, j’ai besoin des acteurs majeurs de la banque et de la finance. Il faut qu’ils participent au mouvement, fassent des propositions pour attirer les investisseurs étrangers et les sécuriser. Il y a donc, dans ce cas de figure, un dialogue fécond entre le public et le privé.
O : Aux Etats-Unis, le pouvoir financier domine le pouvoir politique…
CL : Les mœurs sont plus brutales outre-Atlantique. Elles sont l’antidote de la régulation. Chez nous, le système est plus contraignant, mais ainsi plus humain.
O : Vous qui avez longtemps vécu aux Etats-Unis, êtes-vous heureuse de voir se réchauffer les relations entre la France et l’Amérique ?
CL : Joséphine Baker chantait « J’ai deux amours, mon pays et Paris ». Si ma patrie est la France, j’ai de la sympathie pour l’Amérique, et même de l’admiration pour certains de ses mécanismes. Je pense qu’elle a à apprendre de l’Europe, par exemple sur la question de la protection sociale. Mais j’estime aussi que nous avons à nous inspirer d’elle, notamment en matière de libération des énergies.  […]
Yves DERAI – OPTIMUM