« Le charme discret du Talmud » par Philosophie Magazine

C’est l’un des courants souterrains de la philosophie contemporaine : nourris par la phénoménologie allemande et marqués par la Shoah, trois penseurs majeurs du XXe siècle, Emmanuel Lévinas, Jacques Derrida et Benny Lévy, ont entretenu, chacun à leur manière, des liens subtils avec le judaïsme. Pour eux, Dieu, c’est d’abord l’Autre inaccessible avant d’être le Tout. Jérusalem a-t-elle remplacé Athènes dans le cœur des penseurs ? Depuis quelques décennies, le judaïsme est redevenu un laboratoire philosophique. Sans parler de « tournant théologique », comme le fit récemment Dominique Janicaud dans un brillant pamphlet, « Le Tournant théologique de la phénoménologie française » (l’Eclat), on relève que des mots et des noms empruntés aux textes sacrés sont venus déranger un discours philosophique traditionnellement agnostique. Lecteur du Talmud, Emmanuel Lévinas a ainsi rapatrié dans le champ philosophique un vocabulaire auparavant réservé aux religions : le saint, la révélation, le prophète. Croisant ses pas, Jacques Derrida, penseur de la déconstruction, et Benny Lévy, ancien dirigeant de la gauche prolétarienne, ont parlé d’Abraham et de Moïse, comme d’autres de Platon. Il s’agit de reprendre la question historique et philosophique du judaïsme. Rédacteur en chef des « Archives de philosophie », Guy Petitdemange revient sur ces trois figures intrigantes dont il fut l’élève, le commentateur et l’ami.
Philosophie Magazine : Comment l’œuvre d’Emmanuel Lévinas est-elle marquée par l’histoire du peuple juif ?
Guy Petitdemange  : Au départ, il y a le traumatisme du nazisme, l’obsession de la destruction du peuple. L’énergie secrète de l’oeuvre, c’est la question du survivant. Pourquoi lui, qui a vécu la Seconde Guerre mondiale comme bûcheron dans un Oflag en Allemagne, a-t-il survécu ? Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Cette survivance a entraîné un sentiment de culpabilité, dont émerge, dans sa pensée, la place reconnue à Autrui et à l’éthique. Autrui n’est pas une question abstraite ou extérieure, c’est une question pour moi. Dans ses premiers textes, Autrui est d’abord face à moi ; progressivement, il lui devient intérieur, il habite dans le même, le fissure et ouvre tout le territoire de l’altérité, y compris divine. Cette responsabilité devant Autrui est une responsabilité hyperbolique, illimitée. C’est elle qui me fait unique, mais sans apothéose ou contentement possible, puisque cette assignation est aussi une accusation.
PM : L’éthique devient-elle alors plus importante que la foi ?
GP : Lévinas était un homme pratiquant, mais sans prosélytisme. Ce qui comptait à ses yeux, à côté de l’Ecriture, c’était le rite. Le rite n’est pas une sacralisation des choses ; c’est suspendre le mouvement de spontanéité naturel – ce que Spinoza appelait le « conatus », c’est-à-dire l’élan du soi, l’occupation de l’espace. Devant tout ce que j’ai à vivre, que ce soit la nourriture, la sexualité, la politique, le rite crée une distance, qui est la condition du respect. Mais en même temps, la religion peut aussi être une éclipse de la responsabilité. Elle reste suspecte dans la mesure où elle met l’accent sur l’intériorité, un oubli de l’autre au bénéfice d’un souci de soi, d’une angoisse pour son propre salut. La tradition biblique est, au contraire, le rappel de cette responsabilité dans les situations les plus concrètes de l’existence : le pardon, la terre, la relation à la femme. La question la plus importante est celle du bien avant d’être celle de Dieu. Moins majestueuse que la seconde, cette question est plus concrète et se suffit à elle-même : « Rendre à autrui son dû, l’aimer dans la justice, voilà l’essence d’une vraie action. » En ce sens, l’éthique conduit à une démystification du religieux. La transcendance que le Nom de Dieu évoque n’a rien d’une domination : « La transcendance de Dieu est son effacement même », écrit Lévinas. Seul cet effacement me met face aux autres. Il y a une soustraction de Dieu qui nous oblige à l’égard des hommes. Mais c’est par Dieu que se fait cette conversion du moi. […]
PM : Cette mémoire ne contredit-elle pas le projet de déconstruction ?
GP : Bien au contraire. La déconstruction veut rouvrir les systèmes pour relancer la parole. Elle est une recherche de la différence féconde, de la distinction, une tentative pour sortir de l’inféodation à un Tout qui serait la fin de la parole. De cette nécessité de la différence, le judaïsme est un rappel de plus, car il est une singularité irréductible. Si Lévinas a été marqué par la figure de Moïse, ce serait plutôt Abraham, la figure tutélaire pour Derrida ; un mouvement de sortie plus que l’obéissance à une loi. Ce qu’il retient du patriarche, c’est la magnifique question du « reste » : Abraham, c’est celui qui a fait surgir du reste, quelque chose qui échappe. C’est la marque même, originaire, d’une différenciation : il quitte son pays, erre dans le désert, au-delà de tout but. On arrive alors à cette vérité impressionnante : de Dieu finalement on ne peut rien dire, sinon qu’il est une « destination ». Il est ce vers quoi l’on marche. D’où ce thème de l’adieu qui est revenu si souvent dans les derniers-écrits de Derrida : je suis à-Dieu. Les « judéités » seraient la mémoire de ce reste, comme un héritage infini et inassimilable. Mais cette résistance juive à toute synthèse est le lot de chacun : le judaïsme est à la fois le reste et ce qui rend attentif tout reste. Cela vaut donc pour les Tibétains ou les Islandais. Résister à la totalité, ce n’est pas un égoïsme supplémentaire, il s’agit au contraire de faire surgir du pluriel. Ce reste est un reste espérant et non de pure survie, c’est un reste qui peut susciter de l’espoir pour tout homme.
PM : Benny Lévy n’est-il pas alors à l’extrême opposé ?
GP : Il y avait chez lui une puissance d’affirmation invraisemblable. Juif laïcisé, Benny Lévy a d’abord connu l’ivresse politique de l’extrême gauche, avant de plonger dans le Talmud et de fonder l’Institut des études lévinassiennes à Jérusalem. Mais si Lévinas a compté pour lui, il n’a fait, selon lui, qu’ouvrir la voie ; il aurait manqué l’essentiel. Chez Benny Lévy, il y a eu tout à coup la découverte de ce qu’il appelle le « révélant ». Ce n’est pas une chose mais plutôt un mouvement, une suscitation, une naissance, qui nous met en présence de ce qui seul suffit. Revenir à ce révélant, c’est revenir à la terre, donc à Jérusalem, et à la lettre. Ce retour marque une différence très forte avec Lévinas et Derrida : pour Lévy, il faut sortir la pensée juive de « l’exil grec » ; alors que chez Lévinas et Derrida, la philosophie garde une place capitale, car elle est le discours commun. L’universel pour Lévy, ce n’est pas l’Un quelconque, mais le « chaque Un ». Ce dont il faut se soucier, c’est de chaque singularité. En ce sens, le juif doit d’abord compter sur lui-même, et seulement par là, il deviendra capable de servir les autres. Ce qui compte, c’est le retour à soi, la conversion vers l’intérieur, vers une espèce de pureté. Et c’est bien là le problème : Benny Lévy fait le désert autour de lui, alors que pour Lévinas et Derrida, la judéité est là pour créer la communauté entre tous.
Philippe CHEVALLIER – PHILOSOPHIE MAGAZINE
Voir : « La Mémoire, L’Oubli, Solitude d’Israël » (enregistrement du débat public à Jérusalem, 2001) de Bernard-Henri Lévy, Benny Lévy, Alain Finkielkraut