Passage du blues par Jazz Magazine

« ... Ce qui donne en fait leur beauté aux deux disques présentés par Alain Tomas, c’est l’équilibre provisoire dont ils témoignent. A l’abri des étiquettes les mieux fignolées, on baigne ici dans une "époque passionnante où rien n’est encore séparé", a-t-il raison d’écrire. (…) » Philippe BAS-RABERIN – JAZZ MAGAZINE

« L’étiquette "rhythm and blues" (R n B), par laquelle la revue Billboard remplace en 1949 la nébuleuse des "race records", devenue incommode autant que gênante, nous apparaît aujourd’hui comme un classique de la formulation politiquement correcte : un terme à vocation générale associée à un terme spécifique "sûr". Par son mélange de rigueur et d’innocuité, elle avait de quoi survivre à la plupart des labels qu’on devait tenter de lui substituer ultérieurement, surtout s’ils désignaient une forme de musique précise. Certes, "rock’n’roll" lui a fait beaucoup d’ombre, mais en grande partie pour dissimuler ce qu’on lui dérobait en prétendant s’en détacher. "Soul" est parvenu à l’enrober de fraternité combative sans pour autant l’éclipser – pas plus que "black", vocable réducteur et d’adoption trop tardive pour faire croire longtemps à son contenu. "R n B", formule sans contenu bien avoué, a merveilleusement fait croire qu’elle en désignait un du doigt le plus ferme. C’est bien sûr qu’elle avait pour tâche d’en recouvrir beaucoup, dans toutes les configurations spatio-temporelles. Sa persistance auprès de faux effacements, et la diversité des ralliements qu’elle suscitera jusqu’à nos jours, portent à saluer une sorte de chef-d’œuvre. (…) Aussi durable soit-elle, une étiquette musicale entérine des faisceaux de phénomènes et des évolutions commerciales qui l’ont précédée. Il y a eu, pour que "R n B" s’impose, un resserrement, un brassage puis une redistribution de l’activité musicale afro-américaine dont l’étendue est esquissée avec éclat en 36 plages, par le double CD "Roots of Rhythm & Blues 1939-1945" (Frémeaux & Associés FA050). Dans le livret qui accompagne sa sélection tentaculaire, Alain Tomas met en lumière les conditions de toute nature qui permettront, à l’issue de la guerre, de donner à "R n B" la valeur d’une définition évasive et prometteuse. Sans les énumérer toutes ici, il est tentant de relever quelques-uns des changements parallèles qui s’y inscrivent : déclin des big bands et recul commercial des disques de blues relevant des race series ; émergence d’un jazz moins axé sur la danse et emprunts croissants de la musique populaire noire aux formes de jazz qui ont culminé avant le bebop ; conflit de la fédération des musiciens avec les compagnies phonographiques alors que vont gagner en puissance les radios et juke-box ; effacement relatif des "majors" sur un marché où de petites firmes indépendantes ("indies") atteindront la clientèle noire par l’entremise des disc-jockeys en pratiquant la politique du "hit"… Restons-en là. Ce qui donne en fait leur beauté aux deux disques présentés par Alain Tomas, c’est l’équilibre provisoire dont ils témoignent. A l’abri des étiquettes les mieux fignolées, on baigne ici dans une "époque passionnante où rien n’est encore séparé", a-t-il raison d’écrire. (…) » Philippe BAS-RABERIN – JAZZ MAGAZINE