Tout est bon chez Armstrong par Jazz Hot

"Louis Armstrong n’est pas qu’une légende (à l’inverse d’un Bolden). Son oeuvre enregistrée, objective, est là. Ce vol. 4 n’est vraiment pas négligeable. En chemin vers le vedettariat, Louis Armstrong continue en parallèle aux séances faites sous son nom, une activité de sideman pour Chippie Hill (Louis est en forme), Jimmy Bertrand (beaux graves de Johnny Dodds), Johnny Dodds (Roy Palmer, tb), Sippie Wallace et Lillie Delk Christian (Louis joue sweet avec Jimmie Noone dans «Was It a Dream ?», du non jazz… et il aime des thèmes de Guy Lombardo qu’on trouve là !). Ce sont les disques de ses Hot 5 et Hot 7 qui font date. Précisons qu’à cette époque Louis Armstrong n’est pas un jazzman exclusif et qu’il est soumis à un régime d’enfer pour les lèvres d’un trompettiste : après un passage quotidien au Regal Theatre qui fit suite en mars 1928 au Vendome Theatre, il se produit la nuit au Savoy (qui fit suite à la pratique des variétés au Sunset) pour enfin enregistrer des disques de temps à autre de 6 à 9 heures du matin ! Nous avons affirmé (après Max Kaminsky) que tout menait à Louis Armstrong. Désormais avec ces faces gravées sous son nom en 1927-28, on peut dire (en étant injuste) que tout part maintenant de Louis Armstrong. Nous ferons l’impasse sur des titres fantastiques comme «Wild Man Blues », «Melancholy Blues », «Once in a While», «A Monday Date », etc. Tout est bon chez Armstrong. Faisons quelques remarques sur quelques enregistrements. La plénitude de la sonorité (sur un instrument petite perce et embouchure Rudy Muck aux bords fins !) de Louis Armstrong donne ce panache à l’entrée de «Wild Man Blues » maintes fois copié. Louis Armstrong pratique la paraphrase («Willie the Weeper ») mais aussi la variation mélodique personnelle construite sur la progression des accords du thème comme dans «Potato Head Blues » où il sollicite aussi le stop-time. Son solo dans ce titre, devenu historique, souvent joué à l’identique, montre à la dixième mesure de son final, sur l’accord de Gm7, pour s’amuser rythmiquement sur une seule note (le ré) qu’il connaît les doigtés factices (il joue les doigtés 1 et 1-3). Nous indiquons les notes pour la trompette en si bémol. « SOL Blues » et « Gully Low Blues » (plus vif), avec le même changement de tempo, sont deux prises d’un même morceau qui réduisent encore une fois l’idée d’un « facteur spontané » dans ce jazz. Louis Armstrong joue quasiment la même chose d’une prise à l’autre. On remarquera ici l’usage du shake (cf infra). D’Irakli à Nicholas Payton, on connaît sur le bout des pistons ce « Struttin’With SBQ» où Louis Armstrong utilise le stop-time. Dans un passage de son solo, il lie les croches par groupe de trois, avec un accent sur la première (fa, mi) alors que la dernière est à peine audible (sol, sol b, fa). « I’m Not Rough » est l’inverse de ce qu’il prétend. C’est du blues low down, rude. Tout bon trompettiste peut jouer les notes, mais ce sont le feeling et la sonorité de Louis Armstrong qui donnent du sens. « Hotter Than That» est un incontournable. Le début du solo de Louis Armstrong est typique de son style et il est souvent utilisé par les trompettistes. Si c’est le solo de Kid Ory dans «Savoy Blues » qui est toujours repris note pour note, le tout début du solo de Louis Armstrong a inspiré à George Lewis son « Burgundy Street Blues ». Faisons un saut à décembre 1928. Le « Basin Street Blues » fut bien chroniqué par Philippe Brun en 1929 et le solo de Louis Armstrong reprit à la lettre jusqu’à Prague (1941, Ferdinand Diaz pour Karel Slavik). «Beau Koo Jack », très difficile, fut très joué à New Orleans en 1928 par Guy Kelly mais aussi le saxophoniste Capt John Handy. «Muggles» (c.à d. marijuana) propose un solo plus rythmique que mélodique de Louis Armstrong qui aussi est un catalogue de tous les effets : note piquée, vibrato serré, bend, shake, glissando, piston mi-course, gliss ascendant ou descendant et drop (cf. CD-Rom Trompette, Cuivres & XXe Siècle). Avant ça, il y eut «West End Blues », un chef-d’oeuvre musical du XXe siècle. Le compositeur, King Oliver l’a gravé un peu avant (11 juin 1928) tel qu’il l’a conçu. Sur un tempo qui annonce « Stormy Weather », ce blues en mi bémol a des paroles qu’Ethel Waters a enregistrées avec l’auteur au piano, Clarence Williams (août 1928). Mais c’est ce qu’en fait Louis Armstrong en disque le 27 juin 1928 qui fait date. En fait, c’est un arrangement rodé, car Louis Armstrong le jouait en public depuis 2 à 3 mois au Savoy où selon George Wettling « la salle se mettait à crier de joie » dès qu’il attaquait la cadence (heureuse époque !). Peu oseront ensuite une version personnelle, tel Jelly Roll Morton (avec Sidney de Paris, tp) ou George Lewis (avec Thomas Jefferson, tp). Au contraire, on reprendra la performance de Louis que ce soit en jazz avec par exemple King Oliver (1929, Louis Metcalf, tp solo) ou dans les variétés avec notamment Michel Legrand (1957, Fred Gérard, tp solo). Le maître s’imposa à lui-même ce respect de l’œuvre achevée pour le cinéma (1946, New Orleans) ou en concert (1955). De disque en disque, de Cootie Williams (1941, 1944), Buck Clayton (1953) à Jon Faddis (1985), ou de concert en concert, ce «West End Blues » est un incontournable air de bravoure pour le trompettiste comme, dans le champ voisin, le sont les Carnaval de Venise et Vol du Bourdon. La liberté d’interprétation de ces figures imposées existe. Pour s’en convaincre on écoutera la cadence de Louis enregistrée par Punch Miller (1944) et Freddie Hubbard (1987). C’est toutefois plus dur de jouer un texte musical imposé que d’improviser. Lorsque nous avons contraint Bill Coleman à jouer cette cadence, il eut un problème en répétition avec le ré aigu (il l’a sorti au concert), alors qu’il pouvait lâcher un contre-la dans une envolée spontanée. Teddy Buckner qui en fit un disque de référence (1955) a loupé la cadence lorsqu’il dut la jouer devant Louis Armstrong. Tout Armstrong est ici fabuleux, solo et délicate coda aussi. Mais c’est la cadence d’introduction qui a secoué les trompettistes. On dit que Jabbo Smith et Eddie Thompkins la jouaient à l’unisson (Milwaukee, 1932). On voit l’amour de Jabbo pour ce disque dans le film Laughin’ Louis (de Russell Davies, BBC). En dehors du contreré qui divise stratégiquement la cadence en deux phrases, on remarquera la façon dont sont jouées les quatre premières notes (des noires, et attaquer à froid sur un la peut gêner) : placées sur le temps, elles sont justes et précises (la dernière à peine plus longue). Cette cadence est reprise sur les gros cuivres, trombone (Vic Dickenson) ou euphonium (Raymond Fonsèque), ainsi qu’au saxophone (Charlie Parker dans « Cheryl », 1949, 1951). On souligne rarement que Louis Armstrong utilise un cadre classique : cadence-air-variations-coda, qui fit les beaux soirs des virtuoses classiques du cornet dès la fin du XIXe siècle (Herbert L. Clarke, etc.). Souvenons-nous que Louis Armstrong fut heureux de pratiquer la musique classique (dite légère) au Vendome Theatre. Avant de passer au prochain coffret où nous attendent «Tight Like This » et « Weather Bird Rag », travaillez donc celui-ci. On écrit que 1928 est le sommet de Louis Armstrong. Sa maturité arrive en effet au bon moment (the right man, at the right place at the right time). Cependant, Louis Armstrong restera impérial les quelque trente années suivantes. C’est la société et ses valeurs qui ont changé." Michel Laplace - JAZZ HOT Supplément compacts n° 644