« Un portrait lumineux… » par JAZZ NEWS

La publication d’un coffret consacré au rhythm & blues de Kingston vient confirmer l’étroit cousinage entre les cultures afro-américaines et jamaïcaines, dont la conséquence directe a été la naissance du reggae.


Au milieu des années cinquante, au moment où les Afro-Américains se lancent dans la lutte contre la ségrégation et la reconnaissance de leurs droits civiques, les Antilles britanniques se battent pour leur indépendance. En Jamaïque, le mouvement rasta pilote la contestation en prônant un retour en Afrique largement inspiré de la doctrine édictée par Marcus Garvey à Harlem, au lendemain de la Grande Guerre.
Cette fascination pour l’Amérique noire ne se limite pas à la politique, elle trouve un prolongement musical logique que soupçonnaient les amateurs de rhythm’n blues, et dont Frémeaux & Associés apporte la preuve avec le double CD Jamaica – Rhythm & Blues 1956-1961.Bien servi par le travail éditorial de Bruno Blum, les 44 enregistrements réunis ici dressent un portrait lumineux du rôle joué par le rhythm’n blues dans l’apparition du reggae.
La première caractéristique de la musique populaire de l’île est son afro-centrisme, preuve d’une Black pride d’avant-garde. Si le géant du disque RCA n’a pas jugé utile de diffuser ses produits auprès des couches populaires jamaïcaines du fait de leur faible pouvoir d’achat, les enregistrements d’Elvis sont néanmoins accessibles sur les ondes des radios américaines entendues depuis Kingston ; loin d’y souscrire, les musiciens jamaïcains se reconnaissent infiniment mieux dans l’érotisme sans fard et la truculence vestimentaire des stars de l’Amérique noire, ainsi que l’illustre l’adulation d’un Lee « Scratch » Perry ou d’un Owen Gray pour Little Richard, son exubérance scénique, ses tenues chatoyantes et sa coiffure conk extravagante. L’autre caractéristique du rhythm & blues jamaïcain, directement artistique, est son affinité avec une nonchalance « méridionale » qu’il partage largement avec les productions noires de Memphis et de La Nouvelle Orléans. L’influence des Memphians B.B. King et Rosco Gordon (le best-seller de ce dernier en 1951, « No More Doggin’ », est plagié par Owen Gray sous le titre « Running Around ») et de champions du rhythm’n blues néo-orléanais tels que Roy Brown, Fats Domino, Sugar Boy Crawford ou Professor Longhair est flagrante, alors que les stars de l’Amérique noire de New York ou de Californie intéressent sensiblement moins les créateurs jamaïcains.
La preuve que l’appropriation du rhythm’n blues par les musiciens de Kingston n’est pas affaire de plagiat nous est donnée par cette forme de discrimination stylistique ; coloré par une inspiration rythmique et mystique directement héritée de l’Afrique, le penchant des Jamaïcains pour la musique populaire afro-américaine sudiste traduit au contraire une volonté de s’appuyer sur une atmosphère familière (la musique black de la Nouvelle-Orléans est perméable de longue date à la culture de la Caraïbe) en donnant naissance à un rhythm’n blues, paresseux et sensuel, spécifiquement jamaïcain. A terme, cette autonomie de pensée va devenir le moteur de l’évolution des sonorités propres aux productions jamaïcaines. Au lieu de poursuivre sur le chemin de l’imitation en adoptant la grammaire de la soul music naissante, les musiciens de l’île vont s’émanciper avec le ska et le rocksteady qui lanceront, en moins d’une décennie, les bases du reggae.
On le sait, le succès planétaire de cette école a fortement marqué la musique populaire de la planète, à commencer par le rhythm’n blues afro-américain des années soixante-dix dont certains créateurs se retrouvaient dans les affirmations afrocentriques du reggae. Derrière l’ironie, cette parabole de l’imitateur imité illustre la façon exemplaire dont la diaspora africaine du Nouveau Monde a su imposer sa différence en se nourrissant de la diversité de son propre imaginaire.
par Sébastian Danchin – JAZZ NEWS