« Un véritable feu d’artifice créatif ! » par Jazz Hot

Avec ce dixième volume consacré aux musiques noires de l’arc caraïbe et de leur expansion géographique, Frémeaux et Associés ont encore accompli un admirable travail d’archéologie musicale. En effet, non content d’exhumer, restaurer, vulgariser un répertoire enfoui au plus profond de «notre mémoire collective», l’éditeur de référence chargé de la réactiver, ici sacrément conseillé par le très compétent Jean-Pierre Meunier, redonne vie à l’une des figures de proue du milieu musical des Antilles, celle du clarinettiste martiniquais : Eugène Passion Delouche (1909-1975) et remet à jour les premières traces discographiques d’un chanteur rendu célèbre depuis grâce à un dénommé « Célimène » : David Martial, toujours en activité aujourd’hui pour Age Tendre et Têtes de Bois ! Il n’y a pas de sot métier. En deux expositions – l’ «Universelle» de 1900 et «la coloniale internationale» de 1931 à Vincennes – l’affaire est dans le sac. Désormais et au moins jusqu’à la fin des années 60, la musique des Antilles régnera en maîtresse femme sur la capitale. Si la clarinette est cet instrument indispensable au centre de toute formation qui se respecte – tradition bien oubliée aujourd’hui tant aux Antilles qu’en métropole ! – et Alexandre « Stellio » fructueux (1885-1939) son incomparable chevalier servant, de nombreux dauphins comme Maurice Noiran, Sam Castendet, Sylvio Siobud etc. tenteront de rivaliser avec lui. Arrivé en 31 à Paris, Eugène Delouche est l’un de ceux-là. Immédiatement intégré par sa phratrie d’origine, entreprenant et prolifique, il va faire les beaux soirs de ces nombreux bals antillais qui pullulent dans la capitale, non sans laisser à la postérité, d’abondantes galettes de cire dont celles de 51 et 53 éditées «par sa propre maison de disques 78 tours sous la marque RITMO». L’écoute comparée des premières plages enregistrées dans l’entre-deux-guerres, rééditées par « notre éditeur de référence », incluses dans trois albums intitulés « Buigine », et de celles gravées vingt ans plus tard, rend compte du chemin musical parcouru par ce clarinettiste autodidacte qu’est Eugène Delouche. Si Johnny Dodds a pu en être l’auteur, tant vibrato et sonorité sont identiques, celles des années 50 mettent en évidence, nonobstant amélioration des conditions d’enregistrement, une plus grande fluidité du jeu, un son plus large, plus boisé d’où jaillit, avec force, une inventivité libérée. Un véritable feu d’artifice créatif ! Constamment entretenue par un intense feu intérieur, la musique, d’une incroyable respiration et tout en émotion, atteint alors des sommets olympiens. Bechet n’est jamais loin ! Ces biguines et autres mazurkas créoles interprétées par des musiciens curieux, intuitifs qui savent leur jazz sur le bout des doigts – «After the rain» et «Last Spleen» en sont les expressions sonores les plus convenues ! – sont jubilatoires tant pour nos oreilles que pour… nos pieds. Impossible de ne pas bouger tellement ça swingue ! Quant à David Martial, né en 1935 au talent naturel évident – enfant de la balle depuis l’âge de 13 ans ! -, il confirme, trois années plus tard, dans les quelques plages où il intervient et à l’occasion de cette unique collaboration avec l’orchestre d’Eugène Delouche, qu’il est indéniablement un chanteur de qualité, dotée d’une voix posée, assurée, capable de tenir boutique à lui seul. Une histoire indispensable réactualisée habilement grâce à toutes ces rééditions non moins indispensables. Jean-Jacques TAIB–JAZZ HOT