« Un jazz sans scories » par Le Temps

L’imagerie d’Epinal fait du jazz d’avant-guerre une sorte d’eldorado où il suffisait de tendre les micros vers des créateurs proliférants pour graver dans la cire, à peu près sans discontinuer, du chef-d’œuvre impérissable. La réalité est beaucoup plus confuse. L’ivraie dominait dans le champ populaire d’une production où le jazz constituait, sous sa forme la plus abâtardie, un vernis commercial apprécié mais édulcoré. D’où l’idée du critique Charles Delaunay de fonder, en France où pullulaient les amateurs de ce qu’on appelait alors le « vrai jazz », un label où l’argument commercial serait subordonné à l’intérêt artistique. Ce furent les disques Swing, dont cette anthologie en trois CD sous-titrée « Les premières années 1937-1939 » laisse espérer qu’elle sera suivie d’autre volumes tout aussi palpitants. Parce qu’à la passion dont étaient animés non seulement Delaunay mais toute l’équipe d’allumés du Hot Club de France, Hugues Panassié en tête pas encore discrédité par ses positions anti-évolutionnistes, répond celle des auditeurs du futur – nous, donc qui se plongent avec délectation dans la magie d’une époque où écouter du jazz relevait de l’insubordination, sinon de la rébellion policièrement réprimée. Une époque où, on l’a largement oublié aujourd’hui, des thèmes comme « Lady Be Good », « Honeysuckle Rose » ou « Tea For Two » étaient encore de délicieuses nouveautés, et où les « Maple Leaf Rag » et autres « Sister Kate » des origines faisaient déjà l’objet de relectures tendrement nostalgiques. Le côté aléatoire de certaines de ces séances (assemblage de musiciens français de plus ou moins haut vol et de vedettes ou de seconds couteaux américains de passage en France ou fixés en Europe) non seulement ajoute à leur charme mais véhicule le message clair de l’« indomptabilité » du jazz, de sa nature volatile impossible à assujettir à des règles esthétiques strictes, bref  « inenrégimentable ». De cette souveraine liberté, l’occupant allemand n’allait pas tarder à prendre la mesure dans d’invraisemblables chassés-croisés avec la censure, supposée traquer sans les interdire les manifestations délétères d’une musique judéo-négroïde supposée dégénérée. Impossible et d’ailleurs inintéressant de dresser ici l’inventaire de ces enregistrements patrimoniaux. Les surprises qu’ils continuent de réserver près de 80 ans après leur éclosion sont un hommage à la superbe candeur de leur naissance, à une fraîcheur qu’on s’en voudrait d’affadir par d’insipides P-V. On préfère s’en tenir à l’arbitraire de trois coups de cœur qui ont l’avantage de fuir l’insupportable présomption des classements critiques sans appel, et pourtant presque toujours dérisoires. Ce sont Bill Coleman et Stéphane Grappelli unissant leurs élégances respectives pour proposer une sorte de définition musicale du dandysme, particulièrement imparable dans ce délicieux bibelot de swing diaphane qu’est « Bill (sic) Street Blues ». C’est ce « Limehouse blues » où Michel Warlop et Garland Wilson élaborent un concentré d’audaces harmoniques au fumet avant-gardiste. Et c’est aussi, du même Wilson, toutes les pièces ici réunies, qui donnent la mesure constamment délectable d’un immense créateur oublié.
Par Michel BARBEY – LE TEMPS