LE PORTE-VOIX PAR TELERAMA

Le porte-voix

Au temps des musiques électroniques préformatées reste un éditeur qui trouve le temps d’enregistrer “L’Odyssée”, la Bible ou “Les liaisons dangereuses”. Un fou ? Non, Patrick Frémeaux. A 35 ans, Patrick Frémeaux règne sur un catalogue impressionnant de quinze mille titres qui défie les lois économiques d’un monde cramponné à ses principes de rentabilité stakhanovistes et de rotation mortifères. Cet artisan, qui s’insurge contre “la financiarisation des savoirs et la privatisation de la pensée”, s’acharne à prouver, par l’exemple, que “la culture ne sera jamais une industrie”. Patrick Frémeaux : “L’oralité fut le premier moyen de transmission des savoirs. Socrate ou la Bible se sont faits connaître de bouche à oreille. Par la suite, l’écrit, qui ne servait qu’au stockage, est devenu à son tour un moyen d’expression”.
J. C. RASPIENGEAS © 2002 TÉLÉRAMA


LE PORTE-VOIX
Au temps des musiques électroniques préformatées reste un éditeur qui trouve le temps d’enregistrer “L’Odyssée”, la Bible ou “Les liaisons dangereuses”. Un fou ? Non, Patrick Frémeaux.
« Dans l’avenue qui vient buter sur l’entrée du Château de Vincennes, une vitrine accroche l’œil du passant. On y voit des œuvres d’art, des estampes, des sculptures de prix. L’enseigne indique une galerie et une raison sociale : Editions Frémeaux & Associés. Un grésillement électrique libère la lourde porte vitrée qui, comme dans les banques, s’ouvre sur un sas : clignotants verts et rouges, sésames sonores. On traverse ensuite un long corridor, tapissé de tableaux et de lithos originales. Enfin, au fond d’une grande pièce, immense de plafond, se détache Patrick Frémeaux, derrière son large bureau, immergé dans ses ordinateurs, fax, factures, CD en vrac, vieux magnétos et antiques chaînes hi-fi, sous le regard des Marilyn Monroe dupliquées d’Andy Warhol. L’heureux lauréat 2001 de l’Académie Charles Cros, couronné pour l’ensemble de son travail éditorial, ressemble à un Orson Welles jeune, avec des lunettes. Frémeaux & Associés entend résister au « monde merveilleux du culte de l’instantané », opposant aux agissements de rouleaux compresseurs des majors du disque une liberté de seigneur et une patience d’orpailleur, lançant sur le marché des trésors insoupçonnés. Il vient de rééditer, en quatorze CD, les cent cinquante chapitres des Hommes de bonne volonté – « la plus grande œuvre de diction en langue française jamais éditée » - gigantesque fresque romanesque écrite et contée par Jules Romains en personne. Sans emprunt bancaire, ni aide publique, ni subvention. « Probabilités de vente sur cinq ans ? Inférieures à mille exemplaires… » Au fou !

Patrick Frémeaux est un multirécidiviste : La Bible, L’Iliade et L’Odyssée, Les Liaisons dangereuses (chaque coffret comporte dix CD enregistrés par une kyrielle de comédiens) ; Léautaud-Mallet : intégrale des entretiens radiophoniques (10 CD) ; Anthologie du XX ème siècle par la radio (6 CD) ; Anthologie sonore du socialisme, La Déportation 1942-1945, Dostoïevski (5 CD) ; Cervantès, Hugo, Cocteau, Prévert, Duras (4CD). Offerts avec un livret documenté, rédigé par un spécialiste du thème ou de la période, plus une charte qualité et un certificat de garantie, respectés à la lettre. A 35 ans, Patrick Frémeaux règne sur un catalogue impressionnant de quinze mille titres qui défie les lois économiques d’un monde cramponné à ses principes de rentabilité stakhanovistes et de rotation mortifères.
A Vincennes, dans son antre aux allures de loft – regroupement d’une ancienne menuiserie et d’un vieux magasin -, il observe cette cavalcade suicidaire et se donne, lui, le temps de musarder à son rythme, pour ressusciter méticuleusement ce que le siècle passé a négligé. Son travail de bénédictin exige de l’obstination pour mettre la main sur les collectionneurs, convaincre les ayants droit, négocier la cession d’un exemplaire unique, restaurer les enregistrements d’époque, réaliser les coffrets, séduire les distributeurs, intéresser la presse, informer le public. Cet artisan, qui s’insurge contre “la financiarisation des savoirs et la privatisation de la pensée”, dénonce la volonté hégémonique d’Universal, sous la férule du prédateur Jean-Marie Messier, et s’acharne à prouver, par l’exemple, que “la culture ne sera jamais une industrie”. Il est surtout fidèle à un plaisir simple, celui de goûter l’inflexion des voix chères qui se sont tues. Le souvenir n’y suffit pas. Patrick Frémeaux s’évertue donc à faire revivre ce qui a disparu. Il a réuni, par exemple, les plus belles interprétations des meilleurs passages de Cyrano de Bergerac, de Rostand, de 1898 à 1938. Il exhume et il crée. Entendre André Dussollier lire Notre-Dame de Paris, Jean Topart interpréter le Candide de Voltaire, ou Michel Galabru prêter son timbre de basse au Prince de Machiavel, nous plonge dans cet état d’envoûtement que nos aînés, qui ne connaissaient que le microsillon et la TSF, évoquaient naguère avec ravissement. Patrick Frémeaux s’emballe : « L’oralité fut le premier moyen de transmission de savoirs. Socrate ou la Bible se font fait connaître de bouche à oreille. Par la suite, l’écrit, qui ne servait qu’au stockage, est devenu à son tour un moyen d’expression. Avec l’avènement de la toute-puissance du visuel, le patrimoine sonore du XXème siècle semblait condamné à disparaître. Quelques éditeurs sans argent sortaient, quand ils pouvaient, des compilations aléatoires, à petit budget. Nous avons voulu rompre avec cet amateurisme qui ne faisait que retarder l’agonie du genre. Depuis 1991, nous avons investi 60 millions de francs pour vulgariser le patrimoine sonore mondial, sauvé plus de dix mille enregistrements promis à la destruction, collecté des cylindres, des rouleaux acétates ou des disques soixante-dix-huit tours, que nous nettoyons grâce à des technologies sophistiquées pour constituer une banque de données. Avec le numérique, nous préservons définitivement ces enregistrements uniques. Nous n’intéressons que dix mille personnes à travers le monde, quelques centaines de musées et de médiathèques, mais pour nous, la dimension culturelle de ce trésor l’emporte sur la réalité économique. »

Intarissable, le prosélyte Patrick Frémeaux peut passer des heures et des heures à plaider. « Quand vous écoutez un disque vous participez au monde qui se déploie. Vous devenez directeur de casting, décorateur. L’écoute libère votre imaginaire. Il n’est plus assujetti à la bouillie prémâchée de l’audiovisuel qui mobilise l’esprit, l’ouie et la vue pour le décodage sensoriel des messages. Les documents sonores sollicitent beaucoup plus vos capacités de réflexion. Encore faut-il leur laisser de l’espace pour respirer. Observer comme les radios zappent en permanence (publicité, coupures musicales, restriction des thèmes abordés), comme si elles doutaient elles-mêmes des richesses quelles produisent. »
Tout à l’objet de sa démonstration, l’homme qui s’embrase ainsi (et se perd parfois dans les volutes d’une logorrhée un chouia alambiquée) fut longtemps considéré comme un cancre. De son enfance à Cagnes-sur-Mer, il a conservé l’image de son père, directeur financier chez IBM, qui se levait chaque matin à 5 heures pour dévorer de la poésie avant de retourner à l’aridité des bilans comptables. Son paternel muté au siège de la firme informatique, Patrick Frémeaux découvre le Paris des années 80. « Ce fut une révélation. Tout me semblait facile, ludique. » Ses études en pâtissent : redoublement, bac arraché in extremis. La vraie vie est ailleurs : dans les salles de concerts où l’adolescent qui bâille sur les bancs du lycée se transforme la nuit en producteur des spectacles de Tania Maria, Dick Annegarn, Michel Legrand ou Salif Keita, et en manager de Michel Petrucciani, rentrant certaines nuits avec, dans les poches, la recette du jour. Il achète des œuvres d’art, ouvre une galerie, codirige le label La Lichère qui ranime le répertoire de l’accordéon musette, balayé par le jazz après la seconde guerre mondiale. Il rencontre surtout Claude Colombini, fine et grande jeune femme. De leur union vont naître les éditions Frémeaux & Associés. Et trois enfants. L’aventure discographique a commencé il y a dix ans. D’entrée, ce fana de gospel a rassemblé le patrimoine des musiques populaires de la première moitié du XX ème siècle (country, blues, negro spiritual, cajun, tsigane, yiddish, hawaïenne, biguine, tango, fado, chanson française), et constitué des intégrales ( Django Reinhardt, par exemple : 31 CD pour l’instant…). Près de sept cents récompenses et prix divers saluent la persévérance de cette entreprise exceptionnelle, version sonore du Musée imaginaire rêvé par Malraux. Et ce n’est pas fini, Frémeaux (et Associés) met à contribution la mémoire de grands témoins contemporains (Serge Klarsfeld, Rony Brauman) ; réalise l’édition discographique des cours de Vladimir Jankélévitch ; produit une anthologie de grands philosophes ; et projette, lue par les acteurs de la Comédie Française, une anthologie de la poésie réunie par Frémeaux père. De ce brassage excitant, Patrick Frémeaux tire la philosophie de son engagement : « La culture constitue la spiritualité des pays laïques. Sa diversité doit rester son exigence suprême, donc préservée des stricts intérêts mercantiles. »
Jean-Claude RASPIENGEAS - TELERAMA