« Une passionnante intégrale » par Hexagone

Comme il y a un premier Gainsbourg difficilement contestable – avant le retournement de veste « art mineur pour mineures » -, il existe un Aznavour plus aimable que la star qu’il est ensuite devenu. Cette intégrale 1948 – 1962 propose en six CD un passionnant regard sur ses débuts, documente sa progression vers le succès définitif advenu au début des années 60. « J’étais le plus grand des fantaisistes » : Aznavour a souvent dit qu’il s’était inspiré d’un obscur chansonnier pour son portrait d’artiste raté (« Je m’voyais déjà »). On est libre de le croire ou pas : lui-même a bel et bien commencé fantaisiste, et en duo avec Pierre Roche illustre cette première veine, marquée d’un fort héritage Trenet (en plus urbain) et d’un étonnant esprit pré-Vian. « Le feutre taupé, Tant de monnaie, J’ai bu » ou le boogie « Boule de gomme », bondissants et inventifs, pleins de mauvais esprit, ont très joliment vieilli. Après deux ans à écumer le Québec, où ils furent de vraies vedettes, Roche et Aznavour se séparent, et  - comme Brassens avec Patachou -, c’est par l’entremise d’une « femme puissante », Piaf, que Charles commence à devenir Aznavour : d’abord en écrivant pour elle et Gréco (« Jezebel, Plus bleu que tes yeux, Je hais les dimanches ») ; puis en écoutant l’éditeur Léo Fuld qui lui conseille de faire moins de fantaisie et plus de chansons dramatiques : il livre alors ses premiers grands mélos ( « Parce que, Sur ma vie ») et une première incursion sociale ( « L’émigrant »). Néanmoins son œuvre reste très variée : il persévère dans l’humour (« Et bâiller et dormir, Ah !), joue les marlous (« Moi j’fais mon rond, Poker »), et ose même appeler un chat un chat (« Après l’amour, Je veux te dire adieu »). Thématiquement, on pourrait s’aventurer dans une lecture « woke » de certaines de ces chansons : si l’on a souvent taxé « Tu t’laisses aller » de misogynie, que dire alors de « Je t’aime comme ça » (« Tu n’es pas très jolie / Mais je t’aime comme ça ») ou « Prends garde », véritable menace de crime passionnel envers une danseuse « allumeuse » ? En outre, Aznavour le disputait à Gainsbourg sur certains clichés « lolitesques » : dans ses textes il est beaucoup question de femmes enfants, quoiqu’avec moins de lubricité que chez le beau Serge. En réalité, une écoute intégrale montre que le chanteur pose alternativement en macho dur à cuire et en carpette amoureuse (les fameux mélos), ce qui rééquilibre et rend vaine toute tentation de jugement rétrospectif. Il dresse d’ailleurs en fin de course un portrait caustique de la virilité défaillante d’un ex-homme à femmes (« Tu n’as plus »). Drôle et moins manichéen que prévu. Musicalement le Aznavour fifties propose une chanson française « à l’américaine », croonant (malgré sa voix éraillée) sur des orchestrations à dominante cuivrée - culminant avec « C’est ça », profession de foi jazzy. Inévitablement, le tournant des années 60 et son succès grandissant font évoluer la forme : les soufflants laissent peu à peu place aux violons quand arrive Paul Mauriat, qui sera l’artisan sonore de tous ses grands classiques. C’est déjà 61 et le compagnonnage yéyé : ses chansons s’en ressentent, pour le meilleur (« Il faut savoir », slow imparable) et le pire (l’impayable « Alleluia », sans doute refusée par Johnny, où l’artiste trentenaire endosse le rôle d’un « copain » avide de croquer ses 20 ans). Le succès est là, massif. Il réenregistre ses disques à l’international voguant vers la starification que l’on sait – et qui nous intéresse un peu moins que ses débuts variés et trépidants, réunis dans cette passionnante intégrale. Le livret, signé Olivier Julie, revient sur l’exposition croissante d’Aznavour dans les médias : si celui-ci a souvent reparlé, ensuite, des critiques assassines entendues à ses débuts, il eut très tôt accès à de longues émissions aux heures de grande écoute, et ceci relativise cela.

Par Nicola BRULEBOIS - HEXAGONE