Les éditions Frémeaux & Associés ont-elles eu raison de ressortir ces fragments de trois concerts différents d’une longue tournée de ce trio mythique ? Elles répondent en tous les cas à leur vocation patrimoniale car ces trois géants du jazz écrivirent des pages décisives de l’histoire de cette musique. Cette suite gris et jaune citron (pochette peinte de DH bien sûr) est le témoignage vibrant d’une époque à jamais révolue : 5 extraits enregistrés sur des pianos et dans des conditions différentes entre le 18 Mai 1992 à Mayence et le 25 Mai 1993 à Chambéry avec une étape messine le 12 février 1993. Trois compositions de Joachim Kühn incises entre le-pour le moins spirituel « India »- de John Coltrane (live au Village Vanguard, 1961) qui, sur ce CD démarre avec un solo décisif de Daniel Humair et l’emblématique standard ( s’il en est, bien qu’avec les frères Gershwin ) « Summertime » de George Gershwin.
Les liner notes de Marc Sarrazy, auteur par ailleurs de Joachim Kühn, une histoire du jazz moderne (Editions Syllepse, 2003) nous rappellent que c’est Gato Barbieri qui favorisa l’émergence de ce trio en 1971 sur la musique du Dernier Tango à Paris de Bertolucci ! Mais il faudra attendre 1985 pour assister à la naissance discographique de ce trio européen dont le succès fut immédiat. Il souligne d’ailleurs que Triple entente est le titre tout à fait justifié de leur dernier album en studio.
Survient assurément une nostalgie à l’écoute de ce jazz indiscutablement free, libre (mais d'une liberté surveillée), « vif » s’il en est aurait dit Jean-Pierre Moussaron. Les qualités d’enregistrement malgré les différences de prises de son sont indéniables et l’on écoute d’un trait cette musique torrentielle qui dévale impétueusement la pente abrupte de l’improvisation, à leur manière authentique et spontanée...et référentielle d'un temps qu'ils ont vécu de l'intérieur.
Volupté sensuelle et fougueuse, énergie irrépressible du live où chacun se donne à corps perdu. Joachim Kuhn dirige sa rythmique en leader affirmé, entraîne avec une certaine cohésion ce trio dans ses compositions longuement ouvertes, propices à un travail d’équipe, dans une frénésie percussive et néanmoins lyrique mais d’un lyrisme sec. On peut néanmoins dire que ce trio-triangle est parfaitement en place et vraiment équilatéral. Difficile en effet d’en imposer longtemps à Daniel Humair toujours aussi résolu, autoritaire, imposant dans un style personnel son tempo d’acier (Francis Marmande). La tension est à son comble sans aucune faiblesse d’intensité. On écoute une musique qui n’a besoin que de surgir pour que l’on y croit et se retrouve au cœur de la vague free ! Des envolées d’une contrebasse élégante, boisée, vibrante sous-tendant le pilonnement sourd et pourtant nuancé, jubilatoire du batteur dans un échange fructueux « Guylène ».
Traversé de fulgurances, cette compil pas dégoûtante aurait dit Philippe Méziat fait entendre un chant solidaire, libéré et profond. Pas besoin d’attendre le dernier titre, la reprise pour le moins tonique de cette berceuse élégiaque que peut fredonner tout un chacun pour confirmer notre impression et lui assurer une note finale d’excellence. Des multiples versions de « Summertime » le plus souvent chantées, si on ne garde que les instrumentales, gageons que Gershwin aurait apprécié ce que le pianiste a fait de sa mélodie, une variation au parfum résolument coltranien dont on retiendra la relecture… 10’26 que l’on ne voit pas passer. Décidément rien à jeter dans cette musique. Merci Frémeaux & Associés, la librairie de l’éditeur sonore. »
Par Sophie CHAMBON – LES DERNIERES NOUVELLES DU JAZZ