« Un trésor » par Le Monde

« Voici une superbe anthologie, en 4 CDs, qui couvre l’ensemble de l’oeuvre phénoménalement variée du compositeur brésilien Heitor Villa-Lobos (1887-1959). Le Brésil a ceci de merveilleux en musique : les frontières entre musique « savante » et musique « populaire » n’existent pas, ou plutôt : ont été abolies, grâce à des musiciens, tels Villa-Lobos justement, qui ont, instinctivement parce que le pays lui-même est métissé depuis sa fondation, des musiciens qui ont donc pratiqué ce métissage constant en musique, entre les modèles « classiques » venus d’Europe et les mélodies et rythmes locaux.
Le « choro », ce style musical qui a connu son apogée au début du XX° siècle (et dont Frémeaux & Associés a également publié de belles anthologies) en est l’illustration la plus marquante : musique, jouée sur des instruments européens tels la clarinette, le piano ou le violon, parfois par des musiciens autodidactes ne sachant même pas lire le solfège, et qui mêle harmonieusement « le meilleur des deux mondes », l’Européen et le « typiquement brésilien », c’est-à-dire… le métissé d’indien, d’africain, de portugais et autres Européens immigrés… Villa-Lobos, sans doute le plus célèbre des compositeurs brésiliens de musique dite « classique » en Occident, n’avait justement rien de « classique » ! Frondeur, novateur, anti-conformiste, car éminemment MODERNE, il a mêlé dans ses oeuvres : l’art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, des percussions brésiliennes, les grandes envolées symphoniques de l’Europe du XIX°, le rythme d’un train à vapeur qui avance, les chants des oiseaux dans la forêt amazonienne, l’art lyrique des sopranos européennes, la guitare qui était à son époque l’instrument des pauvres et des favelas et que les Conservatoires se refusaient même à enseigner, guitare qu’il mit à l’honneur dans des « suites » devenues « classiques » pour tout guitariste « classique » et pour laquelle il composa même un concerto entier avec orchestre, Villa-Lobos mêlant encore dans ses oeuvres la flûte centrale dans les musiques amérindiennes, et le violoncelle, instrument éminemment  européen qui avait sa prédilection car il sait parfaitement exprimer, avec ses sons graves, cette terrible mélancolie à la fois portugaise, mais avant tout amérindienne… Villa Lobos était fier de s’avouer autodidacte – et en effet, il ne fit qu’un bref passage dans une école de musique, apprenant la musique « sur le terrain », par ses nombreux voyages du Nord au Sud du Brésil où il s’imprégnait de tous les rythmes et sons de ce pays-continent, commençant sa carrière en jouant du violoncelle dans les cinémas et les cafés, et par son séjour de plusieurs années en France également, dans les années 20, où il s’imprégna des musiques classiques européennes. Devenu, une fois célèbre, ami intime à la fois d’artistes « classiques » de renommée internationale tels Arthur Rubinstein, et d’artistes populaires brésiliens célébrissimes dans leur pays comme le guitariste-compositeur autodidacte Joao Pernambuco, Villa Lobos illustrait ainsi parfaitement cette phrase de Louis Armstrong selon laquelle « il n’y a que deux types de musiques : la bonne et la mauvaise ».
Le livret de cet admirable coffret est un trésor également, belle leçon de musique rédigée par Philippe Lesage, musicologue spécialiste du Brésil et par Teca Calazans, auteur-compositrice-interprète brésilienne. Bref, une anthologie qui a choisi des interprètes incontestés des musiques du grand maître (Arthur Rubinstein pour des pièces pour piano, Julian Bream pour les suites pour guitare, Victoria de Los Angeles pour la célèbre aria de la Bachiana Brasileira n°5, etc.), et qui dévoile les diverses facettes de cet immense compositeur que fut Villa Lobos. »
Par Nadia KHOURI-DAGHER – LE MONDE