Sous la direction artistique d’Alain Gerber, assisté de Jean-Paul Ricard, ce double album balise en un superbe travelling la première décennie, les glorieuses années 1950, de la carrière du saxophoniste, l’une des plus libres, désinvoltes et vagabondes de l’histoire du jazz. Cinq ans après sa disparition des suites du Covid à l’âge de 92 ans, ce florilège est bienvenu pour nous rappeler l’importance et l’actualité de Konitz, premier altiste à avoir proposé à l’époque un prolongement ou une alternative au génie de Charlie Parker grâce à « son serein acharnement à ne ressembler qu’à lui-même » (Gerber). De « Yardbird Suite » avec l’orchestre de Claude Thornhill gravé en 1947 à « I Remember You » en trio avec Elvin Jones enregistré en 1961, trésor extrait de « Motion » (dernier album avant une traversée du désert qui durera jusqu’en 1967), cette suite enfile les perles et enchaîne les chefs-d’œuvre qu’il signa dans les fifties : avec Miles Davis (Moon Dreams), Lennie Tristano (« intuition », selon lui, le premier album de free-jazz), Warne Marsh ou Gerry Mulligan ; en trio, quartette, octette, tentette ou « with strings » comme ce merveilleux « What’s New », exhumé de l’album « An Image », soyeux écrin imaginé par Bill Russo pour mettre en valeur sa voix faussement fragile. Toujours à la poursuite de la mélodie, Lee Konitz avait vraiment le don de laisser chaque improvisation imprévisible, chaque phrase imprédictible. Avec une grâce d’ange étrange, il tirait de son alto un son libre, lisse, transparent, sans vibrato, pur comme du cristal et tranchant comme une épée, étirant ses lignes serpentines et nuageuses sans précipitation ni emphase. Quand on lui reprochait de jouer faux, il répondait : « Je n’aime pas quand c’est absolument juste, il faut qu’il y ait ce petit frottement. » Vive le frottement !
Par Pascal ANQUETIL – JAZZ MAGAZINE