Armstrong est vraiment dans une forme éblouissante. par On-Mag

"Ce onzième tome (cela fait déjà près de 700 plages) de l’intégrale Louis Armstrong recouvre les enregistrements faits entre la fin 1944 et celle de 1945. Comme sur le tome précédent, il s’agit de concerts radiodiffusés, puis, pour la plupart transformés en V-discs, par les services de l’Armée américaine et envoyés par paquets de trente aux GIs qui finissaient la guerre, histoire de leur maintenir le moral.
En effet, on est en pleine grève des musiciens, un bras de fer gigantesque entre eux et les labels qui durait depuis 1942, une grève qui concernait les enregistrements destinés à la vente au public. Après avoir raclé les fonds de tiroirs, l’Armée, plus exactement l’AFRS, récupéra les concerts, à commencer, sur cet album par celui du Metropolitan de New York, organisé par la revue Esquire.
Le premier CD débute donc par ce concert de rêve, Armstrong avec, tenez-vous bien, je vais réduire les prénoms pour gagner de la place, R. Eldridge (tp), J. Teagarden (tb), B. Bigard (cl), C. Hawkins (ts), A. Tatum (p), A. Casey (g), O. Pettiford (b) et S. Catlett (dm). Difficile de faire mieux, la crème de la crème. Superbe « Back O’Town Blues », avec Armstrong en excellente forme et un Art Tatum génial (mais pouvait-il ne pas l’être ?). Deux autres émissions en Californie, avec un autre orchestre, moins brillant, mais plus fourni (dix-sept musiciens) et comprenant deux individualités intéressantes, la rondouillarde Velma Middleton et un petit jeune prometteur, le saxo ténor Dexter Gordon. Louis Armstrong joue et chante, y compris des chansons destinées a priori à des chanteuses « I Lost My Sugar in Salt Lake City », car, pour lui, seule compte la musique, pas les paroles. Le CD se termine par deux bandes-son de films, Atlantic City et Pillow to Post, où il donne la réplique à la belle actrice noire Dorothy Dandridge, celle qui triomphera plus tard dans Carmen Jones.
Le deuxième CD commence avec trois pistes d’anthologie, toujours avec la splendide Dorothy Dandridge et avec un orchestre très fourni (dix-huit personnes en tout, parmi lesquelles le jeune Dexter Gordon, le trompettiste aigu Fatso Ford, l’excellent pianiste Ed Swanston et le puissant batteur, trop souvent minimisé Coatsville Harris) : un « Watcha Say ? » et un « Groovin’ » où Louis Armstrong est impérial. Ces trois pistes, hélas, ne sont que des tests pour Decca qui ne seront commercialisés que beaucoup plus tard. Puis, Louis revient vers la côte est, au hasard d’engagements, notamment dans les camps militaires, en Californie avec un excellent « Ain’t Misbehavin » du regretté Fats Waller qui s’est éteint, sans doute de froid, six mois plus tôt, à moins de quarante ans. Puis en Arizona, avec Velma Middleton, puis en Pennsylvanie avec un orchestre déchaîné et présenté par un crétin qui n’y connaît rien du tout en jazz (rassurez-vous, l’espèce prospère) et annonce : « Louis Armstrong va vous chanter « Ain’t Misbelievin’ ». Ce bon chrétien de Louis n’a pas relevé l’insulte involontaire et lui a sans doute pardonné. Mais il n’a pas dû en penser moins. Enfin, gonflé à bloc, l’orchestre, sans Dexter Gordon, et avec un Satchmo tonitruant qui redonnerait le moral à un suicidaire avec un « Keep On Jumping » survolté.
Le CD voit ensuite Jack Teagarden (tb) et Louis Armstrong, cette fois avec un orchestre réduit à neuf ou à onze, sur deux « Jack-Armstrong blues co-composés et deux « Confessin’ » superbes. Dans l’orchestre, Herb Ellis (g) et Cozy Cole (dm) dont on reparlera. Puis débute l’année 1945 avec deux enregistrements magnifiques pour Decca, « Jodie Man » et « I Wonder ».
Le troisième CD de cet album commence par la tentative de triplex organisée pour le deuxième concert Esquire. Louis est en bonne compagnie à La Nouvelle Orléans, avec Higginbotham (tb), Sidney Bechet à la clarinette (sur « Back O’Town Blues », il est parfait), James P. Johnson, le père du piano stride, Richard Alexis (b) et Paul Barbarin (dm) deux « locaux », ainsi que celui que Louis Arrmstrong considérait comme son père spirituel, monsieur Bunk Johnson lui-même qui fait l’exposé de « Basin Street Blues ». Tentative de triplex, car sur le quatrième morceau, hélas réduit à deux minutes onze, ils sont rejoints par le clarinettiste Benny Goodman qui se trouve à New York et par le Duke et son orchestre qui, eux, sont à Los Angeles. On peut tirer son chapeau aux techniciens de l’époque qui ont fait des prodiges. Une fois à New York, en février 1945, Louis Armstrong enregistre au Zanzibar Club, avec son orchestre dans lequel il y a maintenant Lockjaw Davis (ts). « Accentuate the Positive », Always », « It Ain’t Me », etc. Puis, depuis la Californie (Louis et son orchestre n’arrêtent pas de tourner) le morceau à la mode, « Caldonia » de Louis Jordan et de son Tympany Five. On l’entend également de Los Angeles avec la chanteuse Ella Mae Morse, celle qui avait lancé le Cow Cow Boogie repris plus tard par l’autre Ella, ou avec un jeune espoir qui avait déjà dix ans de carrière, Frank Sinatra, sur « Blue Skies ». De l’Etat de Washington, Louis nous offre trois petites perles dont un « Perdido » d’enfer qui clôt l’album. Sur ce CD, Armstrong est vraiment dans une forme éblouissante et sa trompette est toujours aussi majestueuse. C’est bien le King."
par Michel BEDIN - ON-MAG