Aujourd’hui, l’individualisme n’est plus une caractéristique occidentale par Sciences Humaines

Enorme problème ! Il me semble que ce que vous appelez un peu vite « histoire globale », et qui n’est en réalité qu’un courrant idéologique particulier de cette histoire large, nous fait tomber d’une erreur dans une autre. Longtemps l’histoire occidentale moderne s’est conçue, dans la philosophie hégélienne puis marxiste, comme un sommet et un aboutissement de l’histoire universelle. Elle se voulait le terme vers lequel toutes les sociétés étaient destinées à converger. Cette idée a été soumise à une critique impitoyable, à juste titre. On peut la tenir aujourd’hui pour à peu près morte. Mais passer d’une extrémité à l’autre, comme le font les thèses que vous évoquez, ne nous fait pas plus avancer. Il est aussi absurde et faux, à mon sens, de soutenir que l’Occident moderne est sans aucune spécificité et que toutes les civilisations ont suivi une marche en gros analogue. Il y a une singularité forte de ce qui s’est passé en Europe, puis aux Etats-Unis depuis le XVIe siècle, une singularité qui n’est portée par aucune nécessité historique, qui n’est pas le but vers lequel toute l’histoire était destinée à tendre, mais qui n’en a pas moins des capacités très spéciales de se diffuser hors de son aire d’invention.


Aujourd’hui, l’individualisme n’est plus une caractéristique occidentale…


Il l’est encore largement au degré qu’il a atteint chez nous, mais il tend à se répandre dans le monde entier. Il se diffuse en même temps que la science, la technique, les modèles de consommation et les valeurs propres à l’Occident, dont il faut bien constater qu’elles avancent partout. Le pouvoir d’attraction du modèle occidental est quasi irrésistible car la puissance, la richesse et le confort matériel – le fait de vivre plus longtemps ou de manger à sa faim – cela ne se refuse pas. Mais on a conclu trop vite que les valeurs qui l’accompagnaient étaient universelles. Les tension culturelles de la mondialisation ne peuvent se comprendre qu’en prenant en compte cette spécificité des valeurs de l’Occident. Le sentiment de « viol culturel » qui va avec la diffusion de ses marchandises vient de là. Parce qu’il tend à imposer au reste du monde sa culture et ses valeurs (qui n’ont rien d’universelles), l’Occident sécrète aussi un front du refus. La mondialisation culturelle demande donc de bien comprendre ce qu’il y a de singulier dans le devenir occidental.
Par Marcel GAUCHET – SCIENCES HUMAINES