Ces discours offrent la vision d’un état d’esprit par Le Texte Voyageur

"Que reste-t-il d’une présidence ? Des Lois, des monuments, des discours. Ramassés dans le temps, ces discours offrent la vision d’un état d’esprit, sinon d’un mandat, et mieux encore, dans le cas de ceux de Jacques Chirac, nous offrent en filigrane l’écho d’une inquiétude qui traversait souterrainement le pays – j’y reviendrai.
Mais tout d’abord, à les écouter, on mesure tout ce qui, aujourd’hui, nous sépare d’une telle conception du service de l’Etat, quand bien même Chirac n’aura pas été exempt de tout reproche sur ce point –il s’en faut même de beaucoup. Car quel effroi de mesurer, à l’aune des discours chiraquiens, le mépris dans lequel l’actuel président tient, lui, les institutions républicaines… Tout au long des allocations présidentielles qui nous sont présentées, Jacques Chirac n’aura cessé de marteler avec force ce mot de "République" qui est précisément l’oublié très conscient des discours du président en exercice qui n’aura eu de cesse, lui, d’en privatiser l’action…
Mais revenons à Chirac. Au fond, le plus surprenant quand on écoute ces discours d’une traite et en les prenant dans le fil de leur ordre chronologique, ce n’est pas tant ce qu’ils disent que ce qu’ils laissent en suspens. "Cohésion", "égalité des chances", "fraternité", "justice", "tolérance"… On se rappelle la fameuse fracture sociale, moins énoncée pour que l’on y remédie que pour prendre acte de ce que la France était en train de s’échouer, à la dérive d’elle-même. Pas un de ses discours qui ne porte trace de cette inquiétude, au prétexte de la combattre, combat sans cesse différé au demeurant, mais témoignant sous la forme d’un projet politique avorté d’une anxiété qui se faisait jour, qui ne cessait de monter en puissance, contaminant un vivre ensemble dont le modèle faisait brusquement long feu. On ne peut qu’être frappé par ce bruit sourd de mots repris sans cesse pour tisser au final la trame langagière d’une société en train de se défaire.
Il y a eu certes le grand discours du Vel d’Hiv’, ou bien celui prononcé à Ramallah le 23 octobre 96, Chirac fier d’être le premier chef d’Etat à s’exprimer devant la première assemblée élue librement par le peuple palestinien, "sur sa terre", et affirmant avec force sa légitimité à décider librement de son destin étatique.
Ces discours resteront sans doute, pour éclipser celui, plus circonstanciel en apparence, du 14 novembre 2005, à propos des émeutes des banlieues. Pourtant à mes yeux le discours le plus symbolique d’une République désemparée. Etonnant dans sa terminologie même, Chirac parlant "des événements", graves, que la France venait de vivre, re-qualifiant les émeutes dans cette terminologie que l’on croyait obsolète de Mai 68 et de la Guerre d’Algérie. Et tandis que l’on évoquait ici et là une "crise de sens", Chirac, butant sur ces "événements", en creusait malgré lui la signification, quelques mois plus tard, avec ce discours de janvier 2006 portant sur l’instauration d’une journée commémorant l’abolition de l’esclavage, qui en reprenait le motif sans pour autant l’associer aux émeutes oubliées déjà par les médias, mais pourtant enracinées profondément dans ce déni de civilisation qui nous vaut aujourd’hui de ne toujours pas savoir reconnaître derrière la philosophie de l’esclavage et de la colonisation le point obscur mais peut-être fondateur de la culture européenne."
par Joël JEGOUZO - LE TEXTE VOYAGEUR