« Des chansons à (re)découvrir » par Le Magazine des livres

Je ne l’ai vu qu’une fois, attablé au comptoir d’un bar de la rue Germain-Pilon, cet homme à la barbe grise. Il avait atteint un stade d’alcoolémie assez avancé et je ne me risquai pas à engager la conversation. Je jouais alors les photographes pour une petite agence de presse, et côtoyais, au hasard des soirées, des personnages assez improbables. Je me souviens m’être dit : « C’est le grand Dimey… » Ce personnage de Montmartre, on était presque sûr de le rencontrer, la nuit tombée, un ballon de rouge à la main au Lux Bar, au coin de la rue Lepic. Je l’ignorais : en ce printemps 1981, il ne lui restait que quelques semaines à vivre. Dans les années qui suivirent, je ressassais une chanson, qu’un certain Charles avait enregistrée dans l’album « Aznavour chante Bernard Dimey » (1983), la salle et la terrasse. Il est des titres qui vous manquent. Une fois entendue, la mélodie fait son chemin en vous : elle ne vous quitte plus. En trois minutes défile une vie gâchée, les espoirs de la jeunesse débouchant sur un fiasco. Christian Pirot, homme de goût et fou de chansons, réédita en quatre volumes les poèmes de Dimey : Je ne dirai pas tout, Le milieu de la nuit, Sable et cendre, Kermesses d’antan. Il faut lire les alexandrins de Je finirai ma vie à l’armée du salut, ou ceux de Si tu me payes un verre, que Serge Reggiani enregistra dans l’album «La chanson de Paul». La verve de Dimey, son verbe y font merveille. Ceux qui espèrent entendre les textes les plus connus de Dimey – Mon truc en plume, popularisé par Zizi Jeanmaire, Syracuse, par Henri Salvador ou Mémère, chanté par Michel Simon – ne les trouveront pas dans le double CD que viennent de publier les Editions Frémeaux. Cet album rassemble une sélection des chansons enregistrées entre 1958 et 1961 par des artistes variés : Juliette Greco (Nos chères maisons), Jean Ferrat (La cervelle), les Frères Jacques (Mme la Marquise a dit), mais aussi Mouloudji, Aznavour, Félix Marten… et Yves Montand qui interprète avec grâce Mais si je n’ai rien. On y découvre la voix d’artistes plus rares : Rosalie Dubois, Jacqueline Danno, Micheline Ramette…Quelques-unes des deux cents chansons enregistrées sur les quelques mille de Dimey déposa à la Sacem. Francis Lai signe nombre des musiques de ces refrains à l’orchestration parfois un peu datée. Dimey parolier ne semble pas avoir complètement accompli sa mue ; sa plume n’est pas encore celle des grands textes. Reste un parolier habile, des chansons à (re)découvrir. Le grand Bernard est parti depuis trente ans. Il n’en a vécu que cinquante, comme Bobby Lapointe disparu, lui, en 1972. Dimey reste là, présent, parmi les ombres de Montmartre. Si vos pas vous emmènent du côté des Grandes Carrières, dans le XVIIIème arrondissement, ne soyez pas surpris de voir son nom apparaître sur une plaque émaillée au coin d’une rue : il guette un bar ouvert où finit la nuit. Jean-Daniel BELFOND - LE MAGAZINE DES LIVRES