Issus de la fusion créative d’éléments musicaux venant de diverses cultures par Jazz Magazine

« Les Spirituals sont nés pendant l’esclavage, œuvre collective anonyme de chrétiens tâchant de donner sens au monde dans lequel ils étaient contraints de vivre, de retrouver les chemins de l’espoir, d’un espoir qui permettrait de changer ou de s’échapper de cet univers unique. Témoignage de la créolité qui prend forme en Amérique du Nord à la fin du 18 ème siècle et au début du 19 ème, les Spirituals sont issus de la fusion créative d’éléments musicaux venant de diverses cultures européennes et africaines, la plupart déjà métissées dans les innovations culturelles profanes qui ont précédé l’évangélisation des esclaves ... » Denis-Constant MARTIN – JAZZ MAGAZINE

« Les Spirituals sont nés pendant l’esclavage, œuvre collective anonyme de chrétiens tâchant de donner sens au monde dans lequel ils étaient contraints de vivre, de retrouver les chemins de l’espoir, d’un espoir qui permettrait de changer ou de s’échapper de cet univers unique. Témoignage de la créolité qui prend forme en Amérique du Nord à la fin du 18 ème siècle et au début du 19 ème, les Spirituals sont issus de la fusion créative d’éléments musicaux venant de diverses cultures européennes et africaines, la plupart déjà métissées dans les innovations culturelles profanes qui ont précédé l’évangélisation des esclaves. Mentionnés au début du 19 ème siècle, ils ne commencent à être systématiquement collectés qu’à la fin de la guerre de Sécession. La transcription et la publication de ce répertoire, jusque là transmis oralement, vont assurer sa préservation et sa survie jusqu’à nos jours. Elles vont aussi entraîner sa transformation. Pour autant qu’on puisse le savoir, ce chants spirituels étaient interprétés collectivement, sous forme de polyphonies sans parties dévolues à différents registres, avec de multiples ornementations, ce qui les rendait étranges aux oreilles de ceux-là mêmes qu’ils fascinaient. Les Spirituals consignés par des Blancs venus du Nord, connaissant la musique mais en tant qu’instrumentalistes amateurs pour la plupart, le sont donc sous forme de monodies réduites à ce qui semble être la ligne mélodique de base. Dans les églises populaires, les chants issus de l’esclavage laisseront place à des créations plus modernes, mais le style polyphonique ancien continuera à être pratiqué. Rarement enregistré, il faudra attendre Bernice Johnson-Reagon et Sweet Honey in the Rocks pour qu’il sorte des petits temples. En revanche, dans les chorales qui diffuseront les Spirituals hors des communautés afro-américaines, les Fisk University Jubilee Singers et celles qui les suivront, c’est à partir de ces monodies notées que seront construites des harmonisations, à quatre parties le plus souvent. C’est alors qu’apparaît ce qu’on peut considérer comme la "tradition de concert" des Spirituals. Son importance ne saurait être sous-estimée, non seulement parce qu’elle a permis de faire connaître dans le monde entier la force créatrice des anciens esclaves afro-américains, mais surtout parce qu’elle a inventé des formes dans lesquelles se couleront les compositeurs et les interprètes de gospel. La "rationalisation" des mélodies selon l’harmonie tonale occidentale, l’assagissement, la régularisation des rythmes, l’organisation des voix en quatre parties seront en effet reprises par les premiers quartettes vocaux consacrés au chant religieux (parfois composés à partir des chorales universitaires). Lorsqu’apparaîtra le gospel moderne, la fougue et la mémoire des styles des anciens réinvestiront le chant évangélique, souvent portés par des interprètes pentecôtistes ou sanctifiés, les caractéristiques de la tradition de concert ne disparaîtront pas mais seront fondues dans les nouveaux styles. C’est ce mélange d’un nouveau genre qui constituera l’essentiel du gospel enregistré à partir des années 1930. les formes concertantes poursuivront leur chemin, par ailleurs, avec les chorales universitaires, avec des grands cœurs d’églises orthodoxes, baptistes et méthodistes surtout, avec des solistes prestigieux. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, si les gospel singers qui nous visitent chantent à l’occasion quelques Spirituals dans un style moderne, nous les connaissons surtout par les disques qu’en ont faits Jessie Norman, Barbara Hendricks, Simon Estes ou Derek Lee Ragin. Ce coffret (…) permet d’entendre des chorales (notamment les Fisk University Jubilee Singers enregistrés en 1909) dont certaines illustrent précisément l’interaction avec les quartettes de gospel. Il rappelle quelles splendides voix opératique ont servi ce répertoire, celles de Marian Anderson et Roland Hayes, à qui l’on peut rattacher, en dépit d’une carrière sensiblement différente, Paul Robeson. Il en fait découvrir d’autres, ampoulées ou sensibles, fréquemment émouvantes comme celles de Elabelle Davis et de Dorothy Manor. Ce coffret s’ouvre sur l’œuvre qui représente sans doute la perfection formelle et la puissance émotive des plus grandes : Deep River enregistré en 1938 par Marian Anderson avec Kosti Vehanen au piano, dans l’arrangement de H. T. Burleigh ; mais, en près de deux heures, il ne cesse de montrer comment la volonté de clamer la dignité d’hommes et de femmes martyrisés, humiliés, s’est exprimée en utilisant tous les moyens expressifs qu’ils ne pouvaient trouver à leur disposition : les hymnes protestants et les mémoires des musiques africaines, le génie créatif qui les féconda, la mise en forme occidentale d’innovations créoles, la réinsertion dans les langages afro-américains constamment renouvelés. La tradition de concert, n’est nullement aberration, elle ne témoigne donc d’aucune aliénation, elle fut un moyen parmi d’autres de chanter l’humanité, et il est heureux que ces deux disques nous le redonnent à entendre. » Denis-Constant MARTIN – JAZZ MAGAZINE