« L’expression est d’une extraordinaire modernité» par le Monde la Musique

De Marguerite Le Boulc’h à Fréhel, en passant par Mam’zelle Pervenche, comment a pu en arriver là cette fille de l’émigration bretonne à Paris, née d’un mousse devenu cheminot et d’une bonne qui l’envoyait aux commissions pour pouvoir tapiner à son aise à son domicile entre deux ménages ? Elle a grandi dans la rue, elle en a appris les combines. Elle est jolie comme tout, audacieuse, prête au pire. Menant son monde par le bout du monde, elle chante sur le trottoir, passe une audition à l’Univers, se produit à la Pépinière, à la Taverne de l’Olympia et s’entiche de Maurice Chevalier. Passion, douleur et début de la dégringolade. Fréhel grille la vie par les deux bouts, multiplie les amants et s’étourdissant de cocaïne. Séjour en Russie, temps de guerre à Bucarest (c’est ainsi qu’elle apparaît dans Capitaine Conan de Bertrand Tavernier), après-guerre à Constantinople où, cinq ans durant, elle s’abîme au propre comme au figuré. Rapatriée par le ministère des affaires étrangères, la belle effrontée revient sous les traits d’une mémère. On la croit perdue, elle triomphe. Parce qu’elle chante, sans artifices, parfois à la limite de la pornographie, cette blessure qu’elle partage avec la plupart des femmes de sa condition : viol, prostitution, abandon. Et si les hommes lui rendent bien l’amour qu’elle leur voue, elle semble leur pardonner, les comprendre. Son destin et le leur sont unis par une misère commune qu’elle chante comme personne et que seul parviennent à soulager les trois temps enivrants de la valse musette. Si les « r » roulent sur un puissant vibrato, si le drame se noue dans le rubato ou prend volontiers les accents bravaches de la marche, l’expression est d’une extraordinaire modernité par sa nudité. C’est ce que souligne la sélection d’Éric Rémy, qui n’a pas retenu la production trop rudimentaire des faces d’avant 1930. Les plus exigeants s’en plaindraient à juste raison s’ils ne possédaient déjà, malgré leurs curieux tuilages chronologiques, les rééditions beaucoup plus complètes de la collection Chansophone.
Franck BERGEROT – LE MONDE DE LA MUSIQUE