« La muse du peuple » par Le Nouvel Observateur

Née avec la tour Eiffel, morte 88 ans plus tard, la chanteuse réaliste a connu la misère et la gloire, l’abus de drogue et l’excès d’amants. Deux disques célèbrent aujourd’hui celle qu’on appelait « la tragédienne de la chanson ». Damia prétendait : « Il y a quelquefois plus romance que la romance, c’est la vie ! » Et l’égérie d’avant-guerre savait de quoi elle parlait. N’avait-elle pas mené une folle existence, une vie semblable à celles que décrivaient les goualantes d’autrefois ? Peu après le décès de son père, un officier de police lorrain, Marie-Louise Damien, 15 ans, quitte la demeure parentale de Rueil pour échapper à la maison de correction. « Je bourlinguais déjà ! », expliquera-t-elle plus tard. L’adolescente en fuite opte pour la bohème avec la conviction de décrocher sous peu un contrat de figurante qui la mènera au théâtre : « J’étais persuadée d’avoir une vocation de danseuse ». Mais les semaines, les mois passent et, de contrat, elle n’en signe guère. Elle va de désillusion en désillusion, si bien que, quelques saisons plus tard, ayant épuisé ses maigres ressources, elle se trouve démunie au point de ne pouvoir s’offrir ne serait-ce qu’à manger et à boire. Voilà quarante-huit heures que la jeune fille en fuite, aux escarpins troués, est à jeun, misérable au point de devoir renoncer à ce logis sordide loué pour quelques francs à la semaine : une minuscule chambre perchée dans un immeuble chanci de la rue Saint-Apolline, avec un lit-cage couvrant tout le territoire et une caisse en paille pour contenir ses pauvres affaires. Au plafond, une ampoule sale distille une lumière blanchâtre. Elle se résout à rassembler ses oripeaux et claque la porte. Sur le boulevard Sébastopol qu’elle descend sans intention, Marie-Louise Damien n’est plus qu’une silhouette vacillante qui tombe d’inanition sur le premier banc venu. C’est une généreuse prostituée qui se penche sur l’inconnue et la supporte jusqu’à sa chambre de passe pour lui servir un repas. Attendrie, elle lui fait aussi une offre : venir coucher sous son toit chaque nuit à partir de 2 heures du matin, après le départ de son dernier client. Damia n’oubliera jamais cette femme qui l’a sans doute défendue du pire. Evoquant cette période, à la fin de sa vie, elle ironisera : « Entre 15 et 17 ans, je n’ai guère mangé que des briques à la sauce caillou. » Vient le temps des premiers petits cachets. Elle est d’abord engagée comme figurante au Châtelet puis à la Cigale où, affublée de robes ridicules, elle danse en chantant une ritournelle acidulée : « c’est nous les bonbons anglais. » Grotesque certes, mais peut-être sent-elle que l’errance touche à sa fin… Il lui faudra attendre l’année 1907 avant d’obtenir un rôle à la hauteur de ses ambitions. A cette époque, Max Dearly et Mistinguett remportent un franc succès au Moulin-Rouge avec un spectacle humoristique de danse, « la valse chaloupée », qu’ils projettent de jouer sur la scène du fameux Savoy de Londres. Mistinguett étant déclarée personna non grata sur le territoire britannique pour cause d’ « indécense » (elle chantait les jambes écartées), Marie-Louise la remplace au pied levé dans ce rôle de « Gigolette, fleur de printemps ». Malgré le triomphe remporté, elle interrompt déjà sa carrière de danseuse. « A 17 ans et demi, j’étais à Londres où je dansais avec Max. Roberty m’a dit : « Pourquoi tu ne chantes pas ? », j’ai répondu « Pourquoi pas ? ». Robert Hollard était un dénicheur de talents. Avant de s’intéresser à la toute fraîche « Fleur de printemps », il avait lancé et épousé Fréhel qui le quittera pour vivre au grand jour son histoire d’amour naissante avec Maurice Chevalier. Roberty se console auprès de sa nouvelle recrue. Il commence par la baptiser : à la scène, elle s’appellera Damia. Damia débute à la Pépinière puis au Petit Casino, vêtue d’une robe mauve criarde et brodée d’or, coiffée d’un bandeau et couverte de bijoux. Ses interprétations laissent à désirer, le public ne s’y trompe pas. Il lui faut travailler encore et trouver son style. Justement, un soir en coulisses, venu saluer l’apprentie chanteuse, Sacha Guitry la questionne : « Pourquoi vous habillez-vous en dompteuse de puces ? » Et Gédéon, le directeur de l’Alhambra, présent ce soir-là, ajoute : « Mais oui, ce qu’il vous faudrait, c’est une robe noire toute simple, toute droite, ne laissant voir que vos bras. Voyez-vous ? » Guitry à lui-même dessiné  ce fourreau vertical qui laissait apparaître sa carrure de sculpture grecque et ses beaux bras blancs qui allaient tant faire couler d’encre. Cet écrin couleur corbeau, elle ne le quittera plus au long des trentes années à venir. D’autres interprètes de Piaf à Barbara, s’approprieront sa couleur… A présent, Damia est la diva des caf’conç’. De l’Alhambra au concert Mayol, ils sont chaque soir plus nombreux à venir applaudir celle qui, disait-on, se donnait au public « comme chose nue ». Parce qu’elle est exigeante sur le choix des chansons - elle préfère les poèmes mis en musique aux chansons simplettes - et que son timbre grave tranche avec les aigus en vogue, Damia remporte les suffrages. Les chroniqueurs saisissent leur plus belle plume pour évoquer cette voix : « Faite d’un sanglot et d’une révolte mêlée », « Véritable et naturelle où les erreurs mêmes prennent un prix », lit-on ici et là. Lorsque la guerre éclate en 1914, Damia emporte ses sobres atours et ses chansons réalistes : « la Chaîne », « la Femme à la rose », « l’Aigle noir » (ante-barbaresque), « les Goélands », son éternel succès au Concert Damia, un petit cabaret situé rue Fontaine, ouvert pour elle seule par un adorateur. Elle s’y produit chaque soir pour des prostitués en fourrure, des veuves de guerre, des hommes à femmes, des ouvrières, des poilus et quelques bourgeoises. Au concert Damia, des parfums entêtants se mêlent à l’épaisse fumée de cigarette et la drogue circule. Celle que l’on surnomme déjà « la tragédienne lyrique », « la grande », ou « la muse du peuple », suscite le fanatisme. Un journaliste compare son magnétisme à celui du tribun Danton. Après le récital dans les loges, les poilus réclament des autographes, d’autres viennent simplement  lui tendre un bouquet de violettes. Et, tout en remontant la rue Fontaine vers le Moulin-Rouge, les filles de joie encore frissonnates échangent leurs impressions. « Il n’y a plus que la grande pour me donner un frisson ! », s’exclament-elles. Les plus fanatiques vont jusqu’à trainer au pied de son immeuble, rue de la Faisanderie. Au beau milieu de la guerre, le concert Damia ferme ses portes. La chanteuse reprend modestement le chemin des caf’conç’ puis des grandes salles qui deviendront des music-halls : le Casino de Paris, Bobino, L’Olympia. Lors de son premier passage boulevard des Capucines, Damia a le génie de réclamer que soit tendu un tissu noir au fond de la scène pour couvrir la peinture classique qui servait indifféremment de décor. Lors des répétitions, elle s’entend dire par un technicien de l’Olympia : « Bravo, ça ressemble à un enterrement de première classe ! » Ce à quoi elle répond : « Eh bien, dans ce cas, mettez des lumières, des projecteurs ! » Damia introduisait tout simplement un concert révolutionnaire dans le monde de la chanson : la mise en scène. L’illustre fourreau noir sur fond noir laissait apparaître ses bras pâles dont elle usait avec grâce. Il fallait la voir interpréter « le Fou », l’histoire d’un aliéné qui, par jalousie, venait de tuer sa maîtresse. Damia achevait le récit à genoux, courbée de douleur sur un corps imaginaire, ses cheveux brun-roux rejetés en arrière, le teint blafard et le regard vert pâle illuminé d’une lumière rouge couleur sang. Dans la salle, le public laissait passer quelques secondes plutôt que d’applaudir sur la dernière note. Cette reconnaissance sans faille allait s’atténuer à la Seconde Guerre mondiale. La chanteuse réaliste, alors sexagénaire, n’était plus au goût du jour, figure de la Belle Epoque égarée dans une autre modernité. Lorsqu’elle interpréta des chansons du jeune Léo Ferré sur la scène de l’Olympia, le public irrespectueux cria « A la retraite ! », considérant à juste titre qu’elle en faisait trop. Elle fit une dernière tournée triomphale au Japon avant de tirer sa révérence sur une scène parisienne, jugeant sa voix et son corps trop abîmés par ces années passées à consommer alcool, tabac blond, opium et cocaïne… Jusqu’à sa mort, chaque année, autour du 5 décembre, elle accorda un entretien à quelques journalistes histoire de fêter publiquement son anniversaire. C’était aussi l’occasion, pour cette coquette femme, de montrer qu’elle savait vieillir en beauté. Damia s’est éteinte en 1978.  Sophie DELASSEIN-LE NOUVEL OBSERVATEUR