« Les principes fondateurs du jazz » par Jazz Hot

Indispensable ! La « Librairie sonore » Frémeaux & Associés se lance après d’autres dans une intégrale Louis Armstrong. Celle du label Classics, en CD séparés, se poursuit, à l’occasion. Celle avec livrets signés Irakli et des prises rares sur Masters of Jazz est interrompue. Il y en eut d’autres. Et selon cet état de fait, ce sont les premiers épisodes qui sont le plus souvent réédités. Episodes discographiques, car Louis Armstrong a déjà 22 ans lorsqu’il commence à enregistrer en second rôle aux côtés de son idole King Oliver, inspiration du moment qu’il n’a jamais renié. Louis Armstrong avait déjà une bonne expérience pratique, non exclusivement jazz ; d’ailleurs le jazzman exclusif n’existait pas à l’époque. En revanche, cette période enregistrée, 1923-24, correspond à sa présence dans le phénomène de maturation d’un genre alors nouveau, appelé jazz. Nous avons là le Creole Jazz Band de King Oliver (CD1, et 14 titres du CD2), symbole d’une transition bien concrétisée entre brass band et ce qu’on appelle alors jazz-band. Puis, c’est la naissance du rôle de « soliste hot », attraction des orchestres de danse (ici, Fletcher Henderson) et une partie du « blues boom » animé par des chanteuses, plus ou moins de Vaudeville, auprès desquelles les souffleurs apprennent à imiter les inflexions vocales. Cette réédition offre « Chimes Blues », « Froogie Moore » avec Oliver (1923), « Everybody Loves My Baby » avec Clarence Williams’ Blues Five (1924) et “One of These Days” avec Fletcher Henderson (1924), indispensables à toute discothèque de jazz. Le Creole Jazz Band est l’un des orchestres les plus copiés à travers le monde, depuis le pseudo « revival » d’après guerre, parfois de façon experte. Il est bon de temps à autre de réécouter la source inspiratrice, ne serait-ce que pour s’imprégner des principes fondateurs du jazz que les théories fumeuses dans l’actualité ignorent volontiers. On redécouvre l’avance solistique initiale de la clarinette (Johnny Dodds : « Canal Street Blues », « Mandy Lee Blues », « High Society », « Buddy’s Habits », etc.), mais aussi les vrais débuts solistiquement jazz du cornet grâce à King Oliver (avec plunger : les « Dippermouth Blues », « Sweet Loving Man ») et surtout à Louis Armstrong (« Chimes Blues » gravé un jour avant le « Dippermouth Blues » de son maître). Beaucoup des caractéristiques du jeu de Louis Armstrong sont présentes dans son solo sur « Froggie Moore » (6 avril 1923) et les breaks de « Tears » (octobre 1923) : beau timbre, puissance, autorité. Il est un instrumentiste techniquement plus à l’aise que Joe Oliver (solos du King dans les « Mabel’s Dreams »). La batterie (Baby Dodds) est encore sous l’influence du ragtime (« Weather Bird Rag » qui sonne très répété, notamment le break à deux cornets) et le trombone (Honore Dutrey) aussi sobre qu’issu des harmonies (les « Snake Rag » dominés par les passages répétés à deux cornets, et « Jazzin’ Babies Blues » ou « Riverside Blues » - beau solo de Louis Armstrong). Le swing est déjà présent chez Oliver, Armstrong et Johnny Dodds, mais l’improvisation était le dernier de leurs soucis. Des évidences auditives doivent s’imposer d’elles-mêmes lorsqu’on passe du solide « New Orleans Stomp » par King Oliver au « Manda » par Fletcher Henderson gravé un an plus tard (seul le solo de Louis Armstrong est du parfait swing). Avec l’Orchestre Fletcher Henderson on a la preuve que sans la survenue du jazz, rien n’aurait différencié les bons instrumentistes des deux communautés séparées. On a aussi la preuve que Louis Armstrong, musicien complet, savait tout jouer (travail de section de trompette dont il est troisième pupitre qui dans l’ensemble est plus classique que jazz). Charlie Green (tb) est un excellent musicien (solo écrit de « Tell Me Dreamy Eyes »). Le contraste jeu straight versus solo hot est voulu et Louis Armstrong tient son rôle. L’effet est spectaculaire. A l’inverse de la production d’Oliver, celle d’Henderson fait ici l’objet d’une sélection (les faces où Armstrong prend un solo). Pour « How Come You Do Me Like You Do », seule la prise 1 est entière, les rares prises 2 et 3 (de la collection Irakli) sont des extraits regroupés (titre 18, CD 3). Il y a ici les faces de Louis Armstrong avec Ma Rainey (grand « See See Rider »), Virginia Liston, Eva Taylor, Alberta Hunter (alias Josephine Beatty) et Margaret Johnson (d’après l’exemplaire uné de Charles Delaunay : « Changeable Daddy of Mine » où Louis Armstrong se donne au fast fingering qui donnera une fraction de cadence pour « West End Blues ») et bien sûr le « Texas Moaner Blues » de Clarence Williams où Louis Armstrong et Sidney Bechet sont éblouissants (du jazz à maturité le 17 octobre 1924). L’amateur de jazz sérieux a déjà tout. Le néophyte a la chance de trouver là une édition facile d’accès d’une bonne qualité de repiquage.
Michel LAPLACE – JAZZ HOT