« Nous sommes tous des “malades imaginaires”. » par Théâtre(s) Magazine

« Il avait annoncé en 2011 sa décision de ne plus se produire sur les planches. Mais la passion de la scène, à plusieurs reprises, l’a ramené vers le public. On peut actuellement l’applaudir au théâtre Hébertot dans À tort et à raison, une comédie du Sud-Africain Ronald Harwood, créée en 1995. De 1977 à 1987, Michel Bouquet a enseigné aux jeunes acteurs du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Pendant un an, en 1986, Georges Werler – qui met en scène la pièce – a enregistré ses cours. Il publie dans un double CD les meilleurs moments de séances éblouissantes où Corneille, Molière, Shakespeare ou Beckett nourrissaient la parole d’un comédien majeur, passé maître dans l’art de la transmission. Belle occasion pour La Vie de revenir à l’école avec cette figure tutélaire.


LA VIE. Vous souvenez-vous de l’année où Georges Werler a posé un micro dans votre salle de cours ? MICHEL BOUQUET. Je savais qu’il y avait un micro, mais j’ignorais quand il enregistrait. Du coup, j’étais parfaitement tranquille, libre de m’adresser aux élèves comme je l’entendais. Avoir son franc-parler est important quand il s’agit d’évoquer de très grands auteurs : Corneille, Molière, Shakespeare et Beckett sont des géants. Moi, je peux dire beaucoup de bêtises. Georges Werler a arrangé cela d’une manière magnifique, ne gardant que le meilleur. J’ai tenté d’éveiller l’esprit des élèves au respect des auteurs. Pour cela, il faut bien les connaître, les lire studieusement et trouver le point d’accroche possible entre eux et nous. Ma sincérité a payé, j’en suis content.


Certains propos excèdent le théâtre pour atteindre la leçon de vie. Par exemple, quand vous dites de Samuel Beckett : « Il rend l’être humain responsable de l’état dans lequel il arrive à la mort… » M.B. C’est ce qu’on ressent avec lui. Beckett est d’un niveau tel que ma pauvre intelligence ne parviendrait pas à le comprendre sans beaucoup de travail. J’attends que l’auteur parle pour interpréter. Je ne me fais pas une idée trop rapide. À force de bonne volonté, j’arrive à percevoir un peu de ce qu’il a voulu dire. Il y a toujours quelque chose qu’on n’a pas compris ou qu’on a oublié avec un grand auteur. Il est bon d’y retourner sans arrêt. À mon âge, 90 ans, je suis malade de toujours retravailler, mais c’est ce qu’il faut faire. J’applique cette méthode à tous les auteurs que je joue. Je m’informe sur eux, la façon dont ils ont vécu. Je retiens certaines histoires racontées. Sont-elles vraies ou fausses ? Je m’en moque, du moment qu’elles existent.


Évoquant Molière, vous affirmez : « Nous sommes tous des “malades imaginaires”. » Des jeunes gens de 20 ans, qui n’ont pas beaucoup vécu, peuvent-ils comprendre cela ? M.B. L’important, c’est qu’ils s’en souviennent toute leur vie et qu’ils y pensent de temps à autre. Qu’ils comprennent ou pas, que ça leur soit utile ou non, peu importe. Tout ce qu’a écrit Molière est exact quant à la vie humaine. Personne n’a, comme lui, assemblé toutes les contradictions humaines en décrivant des personnages. Le malade imaginaire est un être insolite, très bizarre. Il tient à cette absurdité de se croire malade alors qu’il ne l’est pas. En revanche, il a raison de se croire mortel. Une bataille se crée celui qui est bien portant. Cette subtilité est très importante.


À quel but visiez-vous avec les élèves ? M.B. Je me souviens de mon attachement à leur faire comprendre. Je voulais les faire avancer, pour qu’ils ne perdent pas de temps avec leurs contradictions, pour qu’ils soient au courant du chemin à suivre et qu’ils sachent que l’auteur est le personnage le plus important. Il ne doit jamais être pris pour un imbécile. L’enseignement dispensé à un acteur consiste à lui montrer qu’il n’a pas le droit de faire de l’auteur un homme de mauvais goût, alors que ce qu’il a écrit est une merveille. Il doit apparaître dans toute sa majesté, son ampleur et son amour des êtres. C’est parce que l’auteur respecte la vie et la rend normale que sa pièce peut se jouer. Si le spectateur doit se prendre la tête, réfléchir à mille choses pendant la représentation, c’est que la pièce est mauvaise.


Pour devenir acteur, faut-il en passer par les classiques que sont Molière, Corneille, Shakespeare ou Marivaux ? M.B. Tous ces grands auteurs devraient être la base de l’éducation. Mais il y a aussi les comiques. Les gens qui jouent des sketchs ont un talent rare. Il faut savoir faire la balance entre ce qui est grave et ce qui est cocasse. Il y a des pièces sérieuses qui doivent être jouées d’une façon non sérieuse et des pièces non sérieuses qui ont besoin d’un grand sérieux pour être jouées.


Qu’attendez-vous d’un jeune acteur ? M.B. Qu’il soit quelqu’un d’humain et qui ait sa finalité. Dans son commencement, il y a déjà tout. Il lui faut être attentif, regarder autour de lui, tenir compte de ses observations, donner une explication aux choses qui le choquent, l’amusent, le blessent dans les comportements des êtres humains. Il lui faut tout peser. L’acteur est forcé de s’arc-bouter sur lui-même. Il est seul à avoir raison contre tout. C’est un métier très difficile parce qu’on est complètement responsable de ce qui se passe sur scène.


Au terme de 70 ans de travail, quel regard portez-vous sur votre carrière ? M.B. Disons que j’ai acquis une petite idée du théâtre. Mais il m’arrive encore de me mettre en colère contre moi quand je ne comprends pas immédiatement ce que j’interprète. J’ai joué 800 fois Ionesco ou l’Avare de Molière et des choses continuent à m’échapper. Avec la centaine de jeunes élèves que j’ai rencontrés au cours des dix ans passés au Conservatoire, il pouvait m’arriver de m’énerver. Le jeune acteur,  dans ses commencements, a tout à portée de main. Ensuite, sa carrière sera surtout une question de circonstances et ça, c’est du domaine de l’injustice. »


Par Joëlle GAYOT – THEATRE(S) MAGAZINE