Propos de Pascal Bruckner recueillis par Patrick Demailly dans Nord Eclair

Peut-on dire que cet essai est le constat du fossé creusé entre l'institution du mariage et l'évolution du sentiment amoureux ?
C'est un constat de semi-échec, en tout cas de crise grave. On peut dire qu'un siècle après son invention, le mariage d'amour n'est pas en meilleur état qu'était le mariage bourgeois à la fin du XIXe siècle. Il y a aujourd'hui 35 % de mariages en moins, on divorce de plus en plus et on peut imaginer que beaucoup de gens se marient pour avoir des papiers. Contrairement à ce qu'on dit, le mariage n'est pas uniquement d'amour aujourd'hui. L'exemple présidentiel le prouve : on se marie par intérêt.
Le mariage d'amour est-il devenu son propre ennemi ?
Auparavant, c'était la raison, l'intérêt qui faisaient la loi, la transmission d'un bien ou d'un nom. Là, l'amour est devenu presque un dogme. On a même vu au début du XXe siècle un député qui voulait inscrire l'amour comme condition obligatoire qui présidait à la cérémonie. Ce dogmatisme est aussi bête que l'ancien et au fond, la seule ligne de partage qui doit séparer les gens, c'est le mariage libre ou le mariage forcé. On peut librement se marier par intérêt mais le mariage forcé est insupportable. Les raisons pour lesquelles deux êtres s'unissent sont multiples. Même chez les gens les plus épris, il y a de la vanité, l'amour-propre.
L'infidélité s'est-elle accrue ?
Le risque de l'infidélité est l'obsession de tous les couples. C'est le propre de la monogamie qui nous interdit d'aller voir ailleurs, donc rendons cet ailleurs plus désirable. La naïveté, c'est de croire que l'amour était un sentiment mélangé parce qu'il était interdit par la loi, la religion, les pouvoirs, la morale et qu'au fond à partir du moment où on admet l'autoriser, il déploierait toutes ses possibilités les plus belles. Sauf qu'on s'aperçoit que l'amour libre n'est pas plus facile à vivre que l'amour enchaîné.
Estimez-vous que la littérature est contre l'amour ?
Tous les livres d'amour sont souvent désespérés, parlent de chagrins d'amour, de malentendus monstrueux, d'amour impossible. Si on les lit avec tant de délectation, c'est qu'ils disent quelque chose de vrai ou du moins que l'idéologie dominante ne nous dit pas.
L'humain ne veut-il pas tout et son contraire ?
Il y a un aspect qu'on a complètement gommé, c'est la versatilité. On a une approche totalement adolescente de l'amour. On veut à la fois la perspective du long terme et l'intensité passionnelle qui serait la marche de l'amour fou d'aujourd'hui. On s'aperçoit que ça ne marche pas de vivre dans un désir qui ne faiblit jamais, alors beaucoup de gens s'arrêtent.
Parce qu'ils ne retrouvent plus le frisson des débuts. C'est une perversion déjà dénoncée par les anciens, notamment par Saint-Augustin, qui est « L'amour de l'amour ». Nous aimons l'état dans lequel nous plonge une personne, et cela ne veut pas dire que nous aimons cette personne en particulier.
Le couple ne supporte-il pas les contraintes ?
La fameuse formule « Pour le meilleur et pour le pire » a été amputée de sa seconde partie. Cela explique tous ces drames, ces femmes qui sont abandonnées quand elles tombent malades, idem pour les hommes quand ils sont au chômage.
Ce sont les femmes qui partent dans la majorité des cas ...
À 70 % mais la cruauté de la séparation est la même. Du jour au lendemain, très souvent la personne qu'on adorait devient votre pire ennemi. C'est le passage de l'amour à la haine..
Les couples meurent-ils d'une trop vaste idée d'eux-mêmes » ?
Les couples sont en rivalité les uns avec les autres, ils ne cessent de se comparer. Et puis, il y a cette idée qu'on va tout investir dans la relation amoureuse qui serait en quelque sorte le summum de la réussite de l'existence donc on surcharge la barque. L'espérance est tellement grande qu'à la moindre déception, on part.
« Aime-moi moins mais aime-moi longtemps », dit Louis Garrel dans « Les chansons d'amour »...
C'est une manière de dire que ce qui compte n'est pas d'aimer plus mais d'aimer mieux. Si on veut construire quelque chose, l'intensité n'entre pas seul en jeu. Il faut nouer un pacte avec le temps.
Ne cherche-t-on pas au final que la passion ?
Essentiellement. Tout ce qui est plan-plan, routine est désormais exclu. Or, dans la tradition, il y avait des éléments d'une certaine sagesse que nous serions peut-être fondés à étudier avec un peu plus d'attention.
Le concubinage, l'union libre ou le Pacs sont des ersatz de nuptialité. Doit-on leur multiplication à une peur de l'engagement?
Les obligations ne sont pas les mêmes. Le Pacs, on peut y mettre un terme par une simple lettre recommandée. Et puis, c'est une manière de retarder l'engagement. Le Pacs était à la base pour les homosexuels, sauf qu'il est à 95 % hétéro. Donc le Pacs pour les hétéros et le mariage pour les homos. Mais même si le mariage homosexuel existe un jour, il aura la même durée de vie que pour les hétérosexuels. NORD ECLAIR