Seule source de culture, la religion fit entrer le Bon Dieu dans la country Les Inrockuptibles

« Gospel Memphis, décembre 1956. Trois impétueux gaillards gominés inventent le supergroupe. Au 706 de Union Avenue, Jerry Lee Lewis, Carl Perkins et Elvis Presley sont d’humeur folâtre. Oublié, le rock’n’roll vagissant. En roue libre, ces mécréants que les ligues de vertus vouent aux flammes éternelles entonnent… » Bruno JUFFIN – LES INROCKUPTIBLES

« Gospel Memphis, décembre 1956. Trois impétueux gaillards gominés inventent le supergroupe. Au 706 de Union Avenue, Jerry Lee Lewis, Carl Perkins et Elvis Presley sont d’humeur folâtre. Oublié, le rock’n’roll vagissant. En roue libre, ces mécréants que les ligues de vertus vouent aux flammes éternelles entonnent…du gospel à la sauce country. Sorties un quart de siècle plus tard sous le titre de Million dollar quartet, les bandes enregistrées à la va-vite ce jour-là sont un formidable exemple de chant euphorique – spiritualité et sensualité y filant le parfait amour. Dans le Sud, la religion n’a pas grand-chose à voir avec les finesses théologiques de l’Eglise presbytérienne importée d’Angleterre par les pères pèlerins. Honnies par les intellectuels de la Côte Est, les églises populistes croissent, se multiplient et confondent sans état d’âme service religieux et spectacle de cirque : dans son féroce Elmer Gantry (1927), Sinclair Lewis flanque une réjouissante volée de bois vert au zèle évangéliste des sectes fondamentalistes. Quand son abominable crapule de héros (« né avec une voix faite pour les cantiques ») est baptisé par immersion dans la Kayooska River, il en ressort « sauvé et boueux » – termes qui pour Lewis sont à l’évidence synonymes. Mais, pour une population miséreuse, la religion est la seule voie d’accès à un semblant de culture. Pour pallier les déficiences de leurs ouailles médiocrement mélomanes, les évangélistes inventent les « Shape note schools », écoles de chants religieux où le solfège est remplacé par des figures géométriques compréhensibles par tous. C’est grâce à ce système rudimentaire qu’Hank Williams étudie la musique, découverte à l’église (« Mon plus ancien souvenir, c’est ma mère jouant de l’orgue à l’église baptiste de Mount Olive, Alabama »). Poète plébéien, Hank mène une double carrière : chantre des honky tonks borgnes, insatiable amateur d’amphétamines, de tord-boyaux et de filles fêtardes, il enregistre également sous le pseudonyme de Luke The Drifter une kyrielle de mélodrames édifiants, où le vice est inéluctablement châtié, et d’excellents gospels, dont les premiers (Calling you, Wealth won’t save your soul) figurent sur la nouvelle anthologie des éditions Frémeaux. Le samedi soir, le chanteur country cavale sur la route de la perdition, le dimanche matin il enregistre quelques ballades bien-pensantes, histoire de conjurer les esprits malins. Le plus remuant de ces sacripants travaillés par le sacré reste Jerry Lee Lewis, l’énergumène massacreur de pianos qui faillit suivre son cousin Jimmy Lee Swaggart sur le chemin de l’évangélisme (dévoyé). S’il ne prêcha pas, Jerry Lee pourfendit les infidèles en reprenant un monumental classique de Roy Acuff, The Great Sparkled Bird, où un oiseau au plumage tacheté figure le christianisme assailli par les sectes païennes. Sur Country gospel, Roy Acuff, père du Grand Ole Opry, voisine avec l’immortelle Carter Family, le grand Bill Monroe et l’étonnante Molly O’Day. Chant séraphique, plaintes tire-larmes, banjos dévots, violons vertueux et mandolines implorant miséricorde – à l’ombre de la petite église dans la prairie, d’intrépides baroudeurs de la foi s’escrimèrent inlassablement à faire des juke-boxes les meilleurs auxiliaires de la parole divine. » Bruno JUFFIN – LES INROCKUPTIBLES