Une langue claire, mesurée, réfléchie pour tout dire par Le Texte Voyageur

"S’étonner. La philosophie n’a point d’autre origine. Non pas qu’il faille demeurer stupéfait devant l’incompréhensible ou s‘émerveiller de ce que le monde soit et se tenir là, bouche bée, dans l’attente d’une révélation qu’il est peut-être bien incapable de nous fournir. Non, s’étonner, au sens où les grecs l’entendaient, d’un fracas qui nous mettrait en mouvement et nous convierait à voir les choses autrement qu’elles ne paraissent. S’interroger à nouveau frais encore et encore et pousser dans la chair même du monde le mouvement de cet étonnement.
En courtes leçons pertinentes, Jacques Ricot, dans une langue claire, mesurée, réfléchie pour tout dire, nous guide pas à pas sur ce chemin de l’étonnement construit, circonspect. Un chemin balisé avec une conviction chaleureuse instruite dans la langue grecque ancienne, coupant court fort heureusement aux lacunes de notre bien imparfait français. 34 leçons que l’on conseillerait bien volontiers à nos chères têtes blondes au moment du baccalauréat, et à tout prendre, à tous ceux qui veulent entrer dans le chemin, le reprendre ou tout simplement s’émerveiller encore de ce que la pensée enflamme, dès lors qu’elle est levée. Parmi ces leçons, on retiendra les deux très beaux cours livrés l’un sur le Visage, l’autre sur la figure de l’étranger.
Du Visage bien sûr, Jacques Ricot a fait siennes les méditations de Lévinas, splendides et admirablement retransmises ici. Comme dans un face à face modeste mais assuré avec le philosophe qui sut mieux qu’aucun autre donner au Visage humain son vrai statut anthropologique et éthique. Ce Visage à chérir plus encore aujourd’hui qu’hier, "où autrui se tourne vers moi", non pas sous l’espèce de traits qu’il me serait comptable de dénombrer, mais sous sa fondatrice fragilité, exposant sans fard son altérité, qui n’est jamais d’abord qu’une radicale vulnérabilité. Tendu dans la fragilité de sa pure humanité, il ouvre ainsi directement à la question de l’étranger, ce Xénos dont Jacques Ricot rappelle avec force combien il fut, depuis la Grèce Antique et jusque dans les trois religions révélées, une figure sacrée. A la fois étranger et hôte, celui que l’on reçoit et celui dans le souci duquel on s’empresse. Et Jacques Ricot de nous aider à réaliser, avec effarement, combien cette dimension a été oubliée : celui dont on prenait soin, dans nos religions révélées, n’était pas le prochain, mais l’étranger. Ce n’est que par une monstruosité de l’histoire, du tour abject que notre monde a pris, que la figure de l’étranger a finalement reparu chez nous sous les traits de l’ennemi à abattre!"
par Joël JEGOUZO - LE TEXTE VOYAGEUR OVERBLOG