« Une véritable ‘carte postale sonore de l´intérieur d´Arletty’ » par Eléments N°126

Il est des courriers qui vous arrivent avec des années, voire des décennies de retard. Ainsi de ces entretiens enregistrés en 1982 par Marc Laudelout, véritable « carte postale sonore de l´intérieur d´Arletty », comme les définit très bien Patrick Frémeaux, éditeur du document. A l´époque, la Grande Dame du cinéma français avait déjà été frappée de cécité et vivait loin des scènes et des tournages, en insomniaque, dans un appartement sans télévision. Elle n´en était pas pour autant en rupture avec l´actualité, toujours attentive et considérant avec sérieux et fatalisme l´évolution de son hexagone natal. Prêter l´oreille à cette voix surgie d´un siècle autre, c´est replonger dans une époque révolue, mais vivace à l´esprit de ceux qui l´ont connue : la France de Carné, le « Karajan de l´écran », et des saillies de Guitry. C´est aussi aller à la rencontre d´un tempérament fièrement trempé, dont le phrasé est toujours libre et le rire indéfectiblement cristallin. Face au micro, Arletty convoque ses fantômes familiers. Le plus imposant est bien sûr celui de Céline, cet homme « bien balancé » (normal, il avait été Cuirassier…) dont elle connaît l´œuvre dans ses moindres recoins. En attestent ses références aux pamphlets, aux « Entretiens avec le Professeur Y » ou encore à « Féerie pour une autre fois ». Leur première rencontre remonte aux années 40-41, lors d´une réception organisée par l´attaché culturel allemand Karl Epting. Si Arletty se remémore avec plaisir les enregistrements c´extraits du « Voyage » et de « Mort à crédit » réalisés dans les années cinquante par Paul Chambrillon, elle admet ne pas chercher à voir souvent Céline. C´est ailleurs sur la demande expresse de ce dernier qu´elle lui rendit visite quelques jours avant sa mort, au cœur de ce torride été 1961, et qu´il lui apparut alors comme accablé de tristesse. Mais n´était-il pas encore profondément chagriné d´avoir dû se défaire d´un chien que sa ménagerie n´avait pas accepté d´accueillir ? Arletty évoque également l´entourage du proscrit : son protecteur au Danemark, Maître Mikkelsen ; Paraz, que « le médecin des pauvres » se plaisait à soigner par correspondance ; le « merveilleux » Nimier ; Le Vigan enfin, personnage fantasque qui s´était « fait arranger les crocs » pour incarner le Christ dans « Golgotha » et, en exil en Amérique du sud, avait réussi le tour de force de réellement devenir argentin. Grâce à ce disque, Arletty l´autodidacte, l´anarchiste en gants blancs, perce le mur du temps pour venir clouer le bec aux gueules d´atmosphère et aux « panurgistes » de tout crin. La vieillesse ? Elle s´en moque. Ni cacochyme ni nostalgique, elle se proclame juste vivante. Et si, à l´en croire, « cacher son âge, c´est supprimer ses souvenirs », eh bien l´écouter gouailler, c´est retrouver, un tant soit peu, la mémoire.
Frédéric GUCHEMAND – ELEMENTS N°126