« Le pari d’Alain Pailler » par Alain Gerber

Voici un commentateur – et ils ne sont pas si nombreux : dans le jazz peut-être encore moins qu'ailleurs – qui s'impose de hisser par l'écriture sa passion au niveau de l'objet qu'elle a élu, et de rendre cette écriture digne de cette passion. En matière de critique descriptive, la pertinence n'implique pas le style, ou du moins n'implique-t-elle pas qu'il soit beau. Cette qualité, cependant, peut ne pas être seulement une élégance, une courtoisie à l'égard du lecteur. Il suffit de relire Jacques Réda pour s'en convaincre : le style peut acquérir une dimension poétique qui autorise les mots à communiquer en contrebande ce que les mots sont incapables de dire ou ce qu'ils ne devraient pas avoir le droit d'exprimer. Chez cet auteur, l'idée n'est pas habillée par la forme : elle est la forme même. Il s'agit d'une observation sur la musique exprimée par la musique verbale, et qui condense tout un savoir et toute une réflexion dans des sonorités et, bien sûr dans des images. Quand Alain Pailler parle des "imaginaires" d'Ellington, par exemple, il sait exactement ce qu'il dit, et il définit à la fois l'objet de sa recherche et, d'une certaine manière, la méthode qu'il va employer, qui sera d'ordre homéopathique : entendez qu'elle-même procédera largement par visions et par représentations. Ce n'est là qu'une partie de la besogne effectuée. La réduire à cela serait mensonger. Si j'insiste sur cet aspect des choses, c'est que c'est par là surtout que Pailler se distingue des écrivants sur le jazz et rejoint le groupe plus restreint des écrivains du jazz, lesquels n'ont pas plus de connaissances, ne sont pas plus intelligents, n'en disent pas forcément plus que les premiers, mais, en le disant autrement, finissent par dire d'autres choses, des choses qui ne se traquent que de cette manière-là.

Pratiquée à un certain niveau d'exigence et de pénétration, l'esthétique est une branche de la philosophie. Mais nous avons affaire ici à un auteur qui sait rendre la philosophie poétique. Dans cette mesure, même s'il ne prétend pas pour sa part dépasser le stade de la description (qui d'ailleurs reste une gageure), c'est à la tradition de Gaston Bachelard qu'il se rattache. Faire chanter, rêver, faire du cinéma et de la fiction avec de la pensée conceptuelle, telle est son entreprise. C’était un pari téméraire : il le gagne haut-la-main.

Alain GERBER