MALRAUX ANDRE

Michel Debré :
L'honneur d'avoir Malraux pour ministre

« Naturellement, vous gardez Malraux avec vous. » En ce temps-là, le président de la République, qui s'appelait le général de Gaulle, attendait du premier ministre qu'il avait désigné qu'il lui présentât une liste des membres du gouvernement. Il mettait son point d'honneur à écouter les noms qui lui étaient proposés, quitte à présenter des objections ou à faire des suggestions. Pour Malraux, c'était autre chose. Le général de Gaulle n'eût pas conçu un ministère sans Malraux et, à vrai dire, Malraux n'eût pas conçu un gouvernement de Gaulle sans qu'il y participât.

Le général continua : « Ce n'est pas qu'il puisse beaucoup vous aider dans votre tâche, mais j'ai besoin de lui et vous aurez aussi besoin de lui. Enfin, c'est un honneur que d'avoir Malraux avec soi. »

Je n'avais pas besoin des directives du général. Malraux devint ministre d'État, et le seul. Désormais, pendant dix ans, il allait siéger à la droite du général et je bâtis pour lui le ministère des Affaires culturelles.

fa5115.jpgMalraux prit son métier au sérieux. D'ailleurs, pour ce qui concerne la politique comme pour le reste, il prit toujours tout au sérieux. Ce n'était pas rien que d'avoir André Malraux dans son gouvernement, et si l'on était parfois surpris de certaines de ses initiatives et de quelques-uns de ses jugements, on était ému du sentiment d'équipe, c'est-à-dire de camaraderie, avec lequel il entreprenait toute chose, et d'abord son travail politique.


 


Certes, le sérieux de Malraux n'était pas le sérieux de tout le monde. Il était impulsif – ses collaborateurs en savent quelque chose. Il était imaginatif et sa pensée éclairait parfois de petits problèmes d'une si grande lueur qu'ils en étaient déformés, n’avait, d'ailleurs, besoin de donner à chaque chose, y compris à un texte de loi, à un amendement parlementaire, un aspect hors série, qui surprenait les habitués du travail gouvernemental ou de la préparation budgétaire.


fa196.jpgMais la politique, dans la foulée du général de Gaulle, c'était à la fois l'aventure et l'action. La conquête du pouvoir était une grande aventure. Le service du général de Gaulle en était une autre, qui se confondait avec la grandeur de la France. Dans la vie ministérielle, la préparation d'une exposition, l'envoi de La Joconde au Japon étaient des aventures. Pour les grandes et petites aventures, à condition qu'elles fussent d'un certain style et qu'elles fussent dans la conception qu'il avait à la fois du général de Gaulle, de lui-même et de la France, il était tout entier à sa tâche.


Pour le courant des choses, il était plus indifférent. Souvent, il enregistrait les événements sans y prendre part, suivait son premier ministre par amitié. J'eus à travailler avec lui la première loi-programme sur les monuments historiques, puis, plus tard, la seconde loi, alors que J'étais ministre de l'Économie et des Finances. Je tenais au projet de loi sur les secteurs sauvegardés, que je n'eus pas le temps de faire voter ; et dont il assumât la charge devant le Parlement. L'idée de l'œuvre à entreprendre plaisait à son esprit, et aussi l'idée du combat à mener pour aboutir, car tout volontiers, en son esprit, était combat.

Je garde en mes archives la trace de certaines discussions.

A la fin des conversations d'Évian, il y eut un tour de table au Conseil des ministres. Malraux parla de « la victoire » qui venait d'être remportée. Il entendait par là la décolonisation achevée, la naissance d'une Afrique nouvelle où la France prenait un visage de libération. Mon propos partit du même vocabulaire que lui, mais non dans le même sens. Il s'agit, dis-je, « d'une victoire sur nous-mêmes, c'est-à-dire de la plus grande épreuve qui soit »...


fa5043.jpgBien des années plus tard, alors que Couve de Murville était premier ministre, en novembre 1968, vint le débat sur la dévaluation. Malraux fut remarquable : « Le général de Gaulle ne dévalue pas, car si le général de Gaulle dévalue, c'est la France qui se dévalue elle-même. » Que pouvais-je dire, après ? sinon que l'économie est parfois dure dans ses réalités. Certes il ne fallait pas dévaluer dans la panique, encouragée peut-être de l'extérieur, et Malraux avait raison. Mais les événements de 1968, c'est-à-dire les négociations de Grenelle, avaient altéré l'économie française.

Entre, ces deux dates, je garde le souvenir d'un dîner dont Gaston Palewski et moi sommes désormais les seuls survivants puisque le général de Gaulle est mort, puis Georges Pompidou et, aujourd'hui, Malraux. Nous étions réunis en une sorte de conseil privé, et le général de Gaulle nous faisait parler sur ce thème : dois-je me représenter devant les électeurs pour un nouveau mandat présidentiel ? J'ai sous les yeux le résumé que je fis des propos de Malraux : « Le général de Gaulle, c'est la légende de la France et s'il y a encore à compléter la légende il faut accepter un second mandat ». Quand je pense à ces débats et à quelques autres, je vois à quel point Malraux apportait à la politique son don de créer et de transformer, de toujours créer et de transformer par le haut.

André Malraux, c'est peut-être banal de le dire, avait sa conception, je dirais volontiers son image, de l'Histoire et du monde, une conception et une image des hommes qui font l'histoire et le monde. La réalité devait entrer dans cette conception et dans cette image. Voilà certes qui n'est pas toujours commode quand l'action doit se plier à la réalité, mais le général de Gaulle avait raison.

« C'est un honneur que d'avoir Malraux avec soi, et on gagne à entendre son avis. »

Michel Debré - Le Figaro, 24 novembre 1976

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