« Le pari de ressusciter un Paris perdu est ici totalement réussi » P. Anquetil

« Dans le monde de la musique, on a un jour décidé qu’il n’y avait que deux catégories : les professionnels et les amateurs. Cette coupure a quelque chose de vraiment imbécile. Car où « ranger » les musiciens professionnels qui sont d’abord de vrais amateurs, des amoureux fous de musiques plurielles, des connaisseurs passionnément curieux des musiques savantes et populaires ?
Dominique Cravic appartient à cette espèce finalement rare. La musique pour ce guitariste éclectique et ce chanteur charmeur (dont la voix juste et blanche balance subtilement entre Jacques Dutronc pour le timbre et « young » Gainsbourg pour le phrasé) est d’abord une question d’amour. Sans exclusives ni arrière-pensées. Avec la désinvolture des vrais poètes, il a su imposer patiemment son idée neuve du vieux musette parigot, surtout quand le blues de Paname s’acoquine en toute liberté avec le tango, le jazz, la rumba ou la valse manouche...sans jamais perdre son âme.
L’histoire des « Primitifs du futur » a commencé en 1986. Invité par le festival de la bande dessinée d’Angoulême, Robert Crumb avait profité de l’occasion pour vivre quelques mois à Paris avec sa femme et sa petite fille. Le pape de la BD underground des années 70, on ne l’a pas toujours su en France, se double d’un grand amoureux de musiques enregistrées des années 20 et 30, principalement le blues et la country, mais aussi des musiques populaires d’outre-Atlantique tel le musette « made in Paris ». Mandoliniste de talent, joueur de banjo et de ukulélé, il a longtemps animé un groupe aujourd’hui mythique, les « Cheap Suit Serenaders ».
Grand collectionneur de 78 tours, Robert Crumb chercha lors de son séjour parisien à entrer en contact avec d’autres zinzins du musette pour dénicher des pièces rares et trouver des trésors oubliés. On lui présenta Dominique Cravic qui le conduisit illico chez un autre allumé de la mandoline, Jean-Claude Asselin, pour un « bœuf musette » aussi imprévu qu’impromptu. Du coup, Cravic l’invita à venir à l’Utopia, l’antre blues de Montparnasse, jouer avec lui et quelques copains fous de blues de Paname. A savoir, Daniel Huck, sax-scatteur fou du groupe « Le chicot à bois sec », Jean-Jacques Milteau, déjà grand maître de l’orgue à bouche bluesy, Florence Dionneau et son accordéon canaille et bien sûr Didier Roussin, l’indispensable frère de toute cette aventure archéo-futuriste.
Avec tout cette belle équipe, il fut décidé, avant le départ de Crumb pour les Etats-Unis, de laisser une trace de ces grands instants utopiques. Ainsi fut joyeusement enregistré « Cocktail d’amour », fameux 25 cm, vinyle aujourd’hui vrai « collector » qui en six plages mélange blues et musette avec autant de ferveur que de tendresse.
Le titre du groupe fut vite trouvé :« Les Primitifs du futur ». Par cette provocation drôlement paradoxale, Dominique Cravic et Didier Roussin voulaient affirmer d’emblée une conviction toute simple : il est possible d’inventer une nouvelle jeunesse au passé, de faire du neuf avec du vieux. Mais à la seule condition d’aimer vraiment et de connaître de l’intérieur toutes ces musiques populaires parisiennes d’avant-guerre, à l’époque bien oubliées et trop vite rangées dans la catégorie des ringardises pour collectionneurs nostalgiques.
Les « Primitifs du futur » étaient seulement en avance sur leur temps. Ce premier disque, suivi en 1995 d’un second intitulé « Trop de routes, trop de trains et autres histoires d’amour », enregistré pour le label La Lichère avec quasiment la même équipe, annonçait, sans tapage ni esbroufe, tout un profond mouvement de réhabilitation du swing musette. Une opération « rétro-moderniste » de retour en grâce et en force de...l’accordéon, « boite à frissons » trop longtemps vulgarisée par toute la cohorte des « besogneux du dépliant » au sourire niais.  
Comme à son habitude, Boris Vian a su trouver la formule juste : « En France, le blues a trois temps et s’appelle musette ». Grâce aux « Primitifs du futur », mais aussi aux travaux follement érudits de Didier Roussin et François Billard (lire leur « Histoire de l’accordéon »), grâce aux disques pionniers aux débuts des années 80 de Marcel Azzola, Richard Galliano et Francis Varis, mais aussi la belle entreprise « Paris Musette » menée amoureusement sur le label La Lichère (en trois volumes) par Patrick Tandin et Franck Bergerot avec la complicité de toute une pléiade de «généreux du dépliant», l’accordéon est peu à peu sorti d’un long purgatoire. Pour retrouver un nouveau souffle. Pour s’affirmer, enfin, comme un instrument véritablement dans le vent.
Avec le troisième album « C’est la Goutte d’or qui fait déborder la valse ! », on retrouve pratiquement la même tribu de saltimbanques, de musiciens de jazz et d’ailleurs, plus quelques nouveaux invités, tels Raul Barboza, Mohammed El Yazid Baazi et Monique Hutter (grande révélation du disque !) qui chante sur quelques titres avec une intelligence mutine et une prononciation précise tout à fait étonnantes. Malheureusement un grand absent dans ce « casting »: Didier « Buffalo » Roussin trop jeune emporté par la maladie. C’est peu de dire que sa personnalité généreuse, son humour dévastateur et son étourdissante passion pour le musette et l’argot des musiciens nous manquent aujourd’hui cruellement.
On retrouve dans ce troisième épisode des aventures des futuristes du passé la même formule d’orchestre à géométrie variable et à instrumentation polychrome, du xylophone à la scie musicale en passant par le ukulélé et le saxophone basse. Avec, cette fois, une création. Celle d’un drôle de concept musical ; A savoir : « world musette ». Il y a bien sûr quelque ironie de la part de Dominique Cravic à user et abuser d’un telle appellation racoleuse quand on sait que la « world music » ressemble aujourd’hui à une auberge espagnole très suspecte où l’on trouve tout et son contraire.
Et pourtant, pour les Primitifs du futur, l’idée de « world musette » sonne et fonctionne à merveille. Elle marque bien le caractère cosmopolite des musiques populaires qui s’enroulèrent autour du musette dans le Paris canaille des années 30. Pas étonnant donc de trouver dans ce disque un fox musette, une biguine, un tango, deux blues ; mais aussi une java viennoise, quelques valses dont l’une s’affiche orientale et l’autre chinoise....  
Parmi les quinze plages que nous sont offertes, cinq sont des chansons d’époque. L’une est très connue, « La valse chinoise » de Joseph Colombo ; les quatre autres tombées dans les oubliettes de l’histoire, ont été dénichées par Cravic lui-même qui les a découvertes sur des 78 tours au hasard de ses fouilles aux Puces. Les dix autres morceaux, chansons ou instrumentaux, sont tous de vrais « originaux » que Dominique a composés avec la complicité, pour certains titres, de Philippe Paringaux pour les paroles. Tout ce répertoire parisiano-jazzistico-musette invente avec amour et humour la fiction d’une partition musicale, dessine les contours d’un monde imaginaire chaloupé finalement beaucoup plus réaliste et poétique que l’original.
Le pari de ressusciter un Paris perdu est ici totalement réussi. Parce que Cravic et sa bande ne tombent jamais dans le piège de la caricature ni de la dérision. Ils aiment trop ces musiques d’antan et d’aujourd’hui pour s’en moquer. Pour bien jouer du second degré, encore faut-il connaître toutes les finesses et richesses du premier dégré. CQFD.
Chapeau. Et passons la monnaie... »

Par Pascal ANQUETIL – VIRGIN MEGAPRESSE (2000)