« J’adorais taper sur quelque chose » par Eddy Louiss

Nous avions enregistré sur le toit de la maison, à Tartane, et aussi dans un petit studio du dixième arrondissement…Mon père était tout le temps en train de travailler. Je me souviens du premier magnétophone – à fil ! – qu’on a eu. Mon père jouait de la trompette et de la guitare : le simple fait de chanter une fois en faisant l’accompagnement à la guitare, c’était nouveau. Comme il écrivait des chansons, il a voulu les enregistrer. Il m’a demandé si je voulais le faire mais il avait son propre orchestre…C’est avec son orchestre de danse que j’ai débuté, vers quinze seize ans. Tout le monde était censé jouer de plusieurs instruments. Il y avait un pianiste, un bassiste, un batteur, un trompettiste – mon père – et deux saxes, dont l’un, un guadeloupéen qui se mettait à la batterie quand on jouait des biguines, jouait aussi de la clarinette tandis que l’alto, un Espagnol, jouait du bandonéon pour les tangos. Le bassiste chantait, mon père jouait de la guitare, etc. – tout le monde était censé chanter. Moi, j’ai fait du piano, puis vibraphone. Comme tout les mômes, j’adorais taper sur quelque chose. L’après-midi, dans le club fermé, je jouais tout seul. Le microsillon n’existait pas encore, il n’y avait pas de discothèque…Je me souviens des stations de vacances – Arcachon, Trouville, Casablanca… - où mon père séjournait. J’allais à l’école comme les gens du voyage, mais je restais un peu plus longtemps qu’eux, parfois six mois dans une ville. Tout était moins rapide. Les orchestres « s’installaient » pour la saison…J’entends encore mon père parler d’endroits chics et « convoités » : l’Éléphant Blanc, Le Doyen… Vers dix-huit, dix-neuf ans, j’ai commencé à écouter une autre musique. Mon père écoutait surtout du « middle jazz », Jimmie Lunceford, Count Basie…J’aimais ça, mais Miles Davis, John Coltrane et les autres arrivaient. C’est là que s’est forgé mon goût personnel. Nous nous sommes séparés musicalement – maintenant j’aurais tendance à revenir vers cette musique, à mieux voir pourquoi il l’aimait. Á l’époque, c’était « vieux » pour moi. Et puis vient un moment de la vie où le temps se mord la queue, et on comprend mieux…Nous nous étions séparés « tout doucement, sans faire de bruit… ». C’est lui qui a quitté, pas moi ! Il avait quitté la Martinique à vingt ans. Arrivé à Paris en 1928, il n’est retourné en Martinique que dans les années soixante. Dès lors, sa seule idée a été de s’y installer à nouveau. Un jour, il a simplement dit : « Bon, j’y vais ».
Eddy LOUISS – JAZZ MAGAZINE